Partout dans le monde, de plus en plus de jeunes cuisiniers prennent la clé des champs. Au Japon, où les gens ne font pas les choses à moitié, de nombreuses auberges et restaurants ont vu le jour ces dernières années dans les coins les plus reculés du pays. Ces établissements ne reçoivent souvent qu’une table de quelques personnes par jour. Les gastronomes n’hésitent pas à conduire des heures uniquement pour y passer le temps d’un repas, comme l’on irait admirer un tableau dans une église romane, dans un hameau où il n’y a souvent rien d’autre autour. Un pèlerinage culinaire ? Une cérémonie du thé façon XXIe siècle ? Et les chefs, des maniaques, des philosophes ermites, ou des paysans révoltés ? Un peu de tout ça, mais pas seulement. Car ils sont aussi des magiciens de la terre qui créent leur propre langage, comme les artistes de demain.

La découverte d’une grammaire culinaire

Devant nous se trouve une petite tasse blanche dans laquelle se logent des dizaines de pois de petite taille. Ils nous regardent, en silence. Nous sommes presque intimidés par leur petite et grande présence. Ces pois s’appellent namidamame, connus en Europe comme une spécialité basque, guisante lagrima, « pois-larme ». D’un vert vif en forme de larme, une fois en bouche, les pois explosent entre les dents, laissant derrière eux une sucrosité juteuse. Cette variété se cueille lorsqu’ils sont encore tout petits. Dans l’assiette, de fines feuilles de thym et de sarriette les accompagnent. C’est la fin de la saison, c’est émouvant de pouvoir témoigner de ces derniers instants de l’année où l’on peut les rencontrer.

Si un tel spectacle est possible, c’est grâce à la proximité entre le restaurant et son potager. Mais à cela le chef Kanji Kobayashi rétorque, impassible : « Non, ce n’est pas cela l’important. C’est la cuisine, je ne pense qu’à la cuisine tous les jours. » Je rougis et m’excuse, comme pour effacer la bêtise qui vient de sortir de ma bouche. Je comprends sa réaction ; combien de fois il a dû lire, dans les articles qui présentent son restaurant, des banalités du style, « le chef Kobayashi vit au plus proche de la nature, il va cueillir tous les matins ses légumes… ». Ce qui n’est bien évidemment pas faux, mais ne fait pas tout. La fraîcheur de ses produits est une condition nécessaire, certes, mais pour créer la magie, il faut qu’il y ait « cuisine », sa cuisine.

Ce jour-là, le 13 mai 2022, dans le restaurant Villa Aida du chef Kanji Kobayashi, le menu tourne autour des mame, littéralement pois ou haricots. L’équivalent en français serait « légumineuse », mais à l’inverse de son image déconnectée de la saison et disponible à l’état sec, les Japonais sont sensibles aux saisons de chaque mame – souvent courtes –, et les consomment plutôt frais. Au cours du déjeuner composé de 11 plats, les mame font leur apparition six fois, ce qui est beaucoup si l’on en juge par les codes de la cuisine occidentale qui n’aime pas la répétition des mêmes ingrédients au cours d’un même repas. Mais pour le chef Kobayashi, ils ont leur raison d’être, car à chaque fois, ils se dévoilent sous différents visages. Tantôt porteurs d’une belle amertume, associés aux feuilles de laitue qui se mêlent, en une sorte de chimère diaphane, aux fines tranches de calamar. Tantôt complices avec les pousses de bambou et les feuilles de sanshō. Tantôt apportant leur texture douce dans une soupe aux palourdes ou faisant exploser leur énergie aux côtés des pieds de porc. Leurs figures sont multiples.

Et lorsque de petites fèves apparaissent pour la dernière fois, au dessert, avec des fleurs de pétasite et du panais, on est presque triste de les quitter.

C’est une construction tout à fait singulière, alors même que la grammaire culinaire du chef reste occidentale. Mais, à la Villa Aida, il a développé son propre langage.

Le temps d’une rencontre

En préambule du menu, à l’adresse des clients, on peut lire ceci : « Dans l’histoire du repas d’aujourd’hui se cache quelque chose d’important. Cela ne se voit pas, ne se raconte pas par les mots. Je serais heureux si vous pouviez simplement le ressentir. » J’étais donc face à un chef qui pense que l’essentiel de sa cuisine ne se raconte pas, et ce fut un défi pour moi de lui faire croire que j'étais venue non pas pour surajouter des phrases inutiles à sa cuisine, mais pour tâcher d'en parler avec des mots qui, à défaut peut-être d'être justes, seraient au moins sincères. D’autant plus intimidée à la lecture de ce menu, je réitérais mes questions maladroites qui n’avaient effectivement pas beaucoup de sens, si bien que j’ai fini par cesser de lui parler. À la place, j’ai commencé à parler avec mes plats. Avec ses mame qui défilaient. Et ainsi s’est engagé un dialogue avec les pois.

Avec les réflexions qui entourent sa cuisine, on en oublierait presque de présenter son parcours. Kanji Kobayashi tient le restaurant Villa Aida depuis une vingtaine d’années dans la préfecture de Wakayama, dans le sud du Kansai. Formé en Italie, c’est dans un restaurant gastronomique de la campagne napolitaine qu’il apprend à cultiver et conserver les légumes. De retour au Japon, il refuse de suivre ses collègues et d’ouvrir un restaurant dans une grande ville, coincé entre de grands bâtiments, et décide plutôt de s’installer dans sa ville natale, là où ses parents cultivaient le riz. Il y ouvre son restaurant au milieu de ses potagers, et raconte comment il a ramé pendant plus de dix ans pour faire venir les clients. Mais il ne renonça pas à son projet pour autant, et sa persévérance finit par porter ses fruits. Depuis quelques années, non seulement les Japonais mais le monde de la gastronomie internationale se sont mis à estimer et reconnaître sa cuisine. Les récompenses prestigieuses pleuvent : 14e dans Asia’s 50 Best Restaurants en 2022, deux étoiles Michelin, une étoile verte Michelin également et le prestigieux prix Shizuo Tsuji.

Depuis trois ans, il n’accueille plus dans son établissement qu’un groupe par jour, dix personnes au maximum. Cette démarche est née d’une envie de prendre plus de temps avec chaque client, et de s’occuper de ses potagers – où il cultive plus de 100 variétés de légumes – trois jours entiers par semaine. Lorsque la production est abondante, il doit préparer les conserves, en pickles, en légumes séchés ou en confiture. Une vie consacrée à la cuisine et à l’agriculture.

Avec ces éléments, on aurait pu faire un portrait de chef tout à fait correct, louant sa proximité avec la nature et ses produits. Mais cela se résumerait à ne pas dire grand-chose, car comme le mentionne le chef Kobayashi lui-même,

décrire la cuisine de quelqu’un consiste à réfléchir à ce qu’il fait avec ses mots à lui ; or les mots d’un cuisinier, ce sont ses produits.

Dire que ses légumes sont délicieux reviendrait simplement à dire que tel auteur est talentueux car il choisit bien ses mots et taille ses crayons lui-même, pas plus.

Dialoguer avec les pois

Que dire de sa cuisine, alors ? Justement, il me semble qu’elle réside dans le fait qu’il laisse aux légumes le soin de raconter l’histoire. Pas l’histoire du chef ni celle d’un producteur qui vous ferait croquer ses légumes à même le champ. Plutôt l’histoire d’un ami fidèle, qui connaît bien ses amis-légumes, leurs qualités et leurs défauts, et qui veille sur eux. Un ami qui les invite au moment où ils sont prêts à raconter leur histoire, à l’aise, en bonne santé, en rassemblant une belle tablée de convives qui s’entendent bien. En effet, à table, il y a deux groupes de convives ; celui des humains et celui du vivant. Deux dialogues s’échangent au moment du repas. On comprend alors pourquoi, en leur présence, les pois semblent vouloir nous parler.

Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des cuisiniers revendiquer leurs relations privilégiées avec les petits producteurs ou avoir leur propre potager. Nombreux sont ceux aussi qui cultivent eux-mêmes leurs légumes, qui font leur pain. Respecter la saisonnalité est devenu la base de toute cuisine éthique. Mais la relation qu’entretient chaque chef avec ses produits est différente. De cette relation naît le langage de chaque cuisine qu’il nous faut lire ; ou plutôt écouter, en vérité. Ce sont ces nouveaux langages qui naissent dans les restaurants de jeunes chefs comme à la Villa Aida, et qui les rendent passionnants à découvrir. Il s’y développe quelque chose de bien plus grand qu’une ambition simplement écologique ou éthique, il s’y crée une nouvelle forme de communication qui nous permet de nouer des relations entre, par exemple, les pois et nous-mêmes.

Cette rencontre est semblable à celle avec une œuvre d’art, qu’elle soit musicale, littéraire ou théâtrale. Il y a toujours un moment où c’est elle qui nous interroge. Un morceau de musique peut nous demander, par exemple : « Et toi, tu es qui ? », « Tu me trouves comment, et pourquoi ? », « Qu’est-ce que le théâtre, la poésie, le cinéma pour toi ? » Comme le dit le chef Kobayashi, peut-être que ce dialogue ne passe pas par les mots ; mais en réalité si. Car c’est le seul moyen dont nous disposons pour faire corps avec nos sensations, du moins c’est ce que j’aimerais croire en tant qu’écrivain. Le secret de notre dialogue avec les pois sera jalousement gardé, mais on peut dire que dialogue il y a eu.

Depuis leur tasse blanche, les pois lagrima nous contemplent et nous demandent : « Et vous, pourquoi êtes-vous venus ici ? », « Qu’est-ce que vous faites, qui êtes-vous ? » Et nous leur répondons : « Nous sommes venus à votre rencontre, pour murmurer dans vos oreilles et pour vous entendre, parce que c’est cela, la vie, et c’est cela, la cuisine. ».

Villa Aida, les pois des mots

Japon retour vers le futur

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Texte

Ryoko Sekiguchi

Photos

Sylvain Breton