La pêche a été bonne. Du thon, des crevettes sauvages aussi, « vivantes ». Sho Miyashita pense à haute voix, « qu’est-ce que je vais faire avec ces crevettes… ».

La réponse quelques heures plus tard au 60 boulevard Voltaire, à Paris, sur le comptoir en bois clair du Haikara Deep Fried : cuites en tempura, sel au sancho et zeste de citron. « Je m’adapte en fonction de ce que je reçois, et puis j’aime bien changer, essayer des trucs… » C’est que le chef japonais de tout juste 36 ans, dont 13 à Paris, n’a plus rien à prouver : un food-truck désormais culte, Munchies ; un izakaya, Haikara, qui attire tous les cool kids du 11e arrondissement avec son décor street et ses vins nature ; et un restaurant de friture, Haikara Deep Fried, à peine ouvert et déjà fameux pour ses karaage croustillants ou son tonkatsu – comprendre du porc cuit à basse température pendant 12h, enrobé de panure panko et frit à la commande.

« Paris, c’est unique, y a tellement de restos, un réseau de chefs incroyable. Mais c’est aussi beaucoup de travail, de soirées, d’alcool... Il faut avoir de l’énergie »

avoue-t-il entre deux services, tout juste le temps de souffler un peu, de vérifier les commandes, l’inventaire, et de saluer l’équipe qui a pris le relais chez Haikara premier du nom, où officie désormais la cheffe Odile Davienne. « Elle pratique l’aikido et a vécu deux ans à Tokyo. Elle adore le Japon », précise Sho, sourire en coin.

California love

Pourtant, rien ne prédestinait l’enfant d’Asakusa à prendre les rênes de deux restaurants emblématiques de la scène food japonaise à Paris. Dans ce quartier populaire de l’est de Tokyo, caractéristique du shitamachi1, Sho se forge un goût, mélange de cuisine populaire et de culture hip-hop. « Mes parents avaient une petite imprimerie, ils n’étaient pas du tout dans le milieu de la restauration. Pourtant, j’ai toujours aimé manger. Ça paraît basique, mais je pense que c’est essentiel pour un chef. Asakusa regorge d’izakaya, de restaurants de tempura, de sushi, de yakiniku… J’y passais beaucoup de temps. » Ce n’est pas tout à fait dans une cuisine qu’il fait ses armes, mais dans une boutique de streetwear : West Wear, proche de la gare d’Ueno, un grand hub où se mêlent gastronomie de rue, marchés et boutiques de surplus américain. « Ils vendaient des disques de rap, des fringues, toute la culture US de la West Coast qui m’a imprégné… jusqu’à la prison. »

Au lycée, Sho est loin de l’élève modèle. Expulsé trois fois avant ses 18 ans, il se fait vite pincer pour consommation de cannabis. Sauf que le Japon n’est pas la West Coast : Sho est envoyé en centre de détention juvénile pendant un mois et demi. Au point de calmer ses ardeurs ? « J’ai continué en sortant, ça ne m’a pas vraiment servi de leçon. C’était l’époque où il y avait pas mal de raves dans les montagnes, j’y passais beaucoup de temps. La fête, la drogue, l’alcool… ça a été ma vie jusqu’à mes 22-23 ans, quand j’ai commencé la cuisine. C’est le quotidien en cuisine qui m’a calmé. Je ne regrette pas cette époque, j’en garde des expériences, mais c’est bien de savoir s’arrêter à un moment (rires). »

Sho débarque à Paris en 2010 dans le but d’apprendre la cuisine française. Il débute au Chamarré, un restaurant gastronomique mauricien. C’est là aussi qu’il rencontre Jérémy Mégaly, qui deviendra son complice de toujours. « Je voulais faire de la gastronomie au départ, comme tous les chefs japonais qui arrivaient en France. C’était la tendance à l’époque, avec Passage 53, Sola… Puis ça a changé avec la bistronomie, et des chefs comme Taku Sekine, Sota Atsumi du Clown Bar, Atsushi Tanaka ou Masahide Ikuta des Enfants du Marché. Ils ont montré la voie, en quelque sorte. Je me suis alors demandé ce que je voulais vraiment faire. » Virage à 90 degrés : Sho troque le tablier blanc et les préparations complexes pour un camion blanc et noir, Munchies. Et embarque Jérémy avec lui. Nous sommes en 2016 et le food-truck se fait vite une place en envoyant des plats de street food japonaise d’inspiration américaine… ou l’inverse ? « J’ai grandi avec le hip-hop de la Côte ouest, Snoop Dogg, Dr Dre... depuis mes 15 ans j’écoute ça. À Paris, beaucoup de chefs faisaient de la très bonne gastronomie, mais aucun n’y insufflait une culture street, un lifestyle lié à la musique, à la mode. C’est pour ça qu’on a démarré le food-truck. Ensuite, tout s’est un peu enchaîné. »

Trait d’union

Sho pose un morceau de thon rouge de plusieurs kilos sur son plan de travail. Un thon de semi-élevage d’un fournisseur qui connaît les besoins des chefs japonais. Au-dessus, la partie la plus rouge, à la texture ferme, est l’akami. La couche la plus grasse, caractérisée par sa teinte laiteuse et sa texture fondante et délicate, est le toro. C’est la plus noble aussi, celle que l’on sert aux grandes occasions. Sho passe son couteau et détaille des tranches de sashimi délicates qu’il dispose sur un plat. Avec une cuillère, il pose quelques œufs de saumon ikura sur le dessus. Dans une petite assiette, quelques feuilles de nori et de shiso. Un bol de riz. « Ce plat est un peu l’esprit de mon restaurant, il est simple, gourmand. Mais il est surtout convivial. Je voulais retrouver l’esprit des temaki, ces rouleaux que l’on fait soi-même entre amis, quand on pioche dans un plat de poisson cru disposé au centre de la table, sans trop se formaliser, et qu’on mange à la main. » Sho en prépare un qu’il nous tend. L’algue craquante et légèrement salée contraste avec le riz fondant et le poisson qui se délite sous la langue. Un plaisir régressif, que le contact avec les mains désacralise ; on lèche les morceaux d’algue restés collés aux doigts.

L'aventure Munchies durera quatre ans. Après quelques pop-up qui font carton plein, Sho et Jérémy posent leur valise au 82 rue de la Folie-Méricourt. « Pendant longtemps, j’étais trop aveuglé par la gastronomie, et je m’étais oublié… avec le food-truck, puis Haikara, j’ai voulu faire quelque chose qui me ressemble, qui mélange toutes les cultures que j’aime, confesse le chef en rajustant sa casquette qui masque des cheveux gominés. Mais ça n’empêche pas de faire attention aux produits, aux préparations. » S’il utilise de la sauce Bulldog pour certains plats, notamment le tonkatsu, il prépare aussi son propre mirin, toujours dans l’esprit de ce trait d’union, peut-être inconscient, qu’il tire entre street food et gastronomie. « J’ai grandi à Asakusa, et j’aime la culture des izakaya, qui permet de bien se nourrir pour pas trop cher, poursuit Sho. Et surtout cette convivialité. Dans un gastro, tu y vas peut-être une fois par an. Dans un izakaya, les gens reviennent, tu finis par connaître tes clients, et tu développes une relation avec eux. Je voulais créer un lieu qui ressemble à un salon, où tu peux juste venir boire un verre si tu veux. »

Manger avec les mains

L’épidémie de Covid-19 a vu beaucoup de restaurateurs bifurquer, chercher l’inspiration ailleurs, à la campagne ou à l’étranger, voire carrément tout plaquer, abdiquant face aux difficultés de tenir un lieu à l’économie si fragile. « Avoir un resto à Paris, c’est dur. Si on fait 10 % de bénéfices, c’est déjà très bien. Il faut se diversifier, signer des cartes, faire du consulting… Mais Paris reste unique sur la scène gastronomique, il y a une densité énorme, et manger au restaurant est inscrit dans la culture. » Père de bientôt deux enfants, le chef hésite à reprendre la route. S’il avait le choix, ce serait le Sud, Marseille, l’air de la mer, mais c’est tout à refaire : un réseau, une place, une clientèle… Or, si les clients sont plus pointus qu’avant, s’ils savent distinguer la gastronomie japonaise,

« il y a aussi une tendance ces dernières années avec des restaurants qui veulent “faire japonais”, qui reproduisent des ruelles de Tokyo, avec tout un décor un peu carte postale. Moi, je veux juste faire ce que j’aime. Il y a des chefs à l’étranger que je respecte énormément et qui ont réussi à insuffler leur identité dans leur restaurant, sans s’inscrire dans une tendance. Yardbird à Hong Kong, ou Night+Market à Los Angeles, qui associe cuisine thaïlandaise et vins nature, mais aussi la street culture de la West Coast, la musique… »

Sho Miyashita s’arrête soudain de parler, se sert un verre d’eau, fait le tour de son restaurant du regard. Les craquelures des murs bruts, les affiches cornées d’événements organisés ces dernières années en collaboration avec d’autres chefs. Les stickers de marques de streetwear, les bouteilles de vin nature au-dessus du comptoir. « Je n’ai pas choisi d’être japonais, donc je ne veux pas en faire un argument marketing et mettre des kanji sur tous les murs ou être orthodoxe. Je veux juste cuisiner ce qui m’inspire. Et si les gens le souhaitent, qu’ils puissent manger avec les mains. » .

Dans la cuisine de Sho Miyashita

Osaka

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Texte

Emil Pacha Valencia

Photos

Yves Mourtada