Verser un œuf sur du riz chaud, peut-on appeler cela de la cuisine ? Ou même de la « cuisine japonaise » ? Toujours est-il que la popularité croissante de ce plat, le tamago kake gohan, en ditaussi long sur le goût des Japonais que sur la situation socio-économique du pays. Brisons la coquille.

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Souvenez-vous. Au tout début, lorsque la littérature japonaise a été introduite en France, quels ont été les premiers écrivains à être traduits ? Mishima, Kawabata et Tanizaki, trois grandes figures des lettres japonaises. Puis, les lecteurs français ont peu à peu commencé à se familiariser avec les romans populaires japonais, voire avec ceux de science-fiction ou de littérature jeunesse.

La réception de la culture culinaire a emprunté le même chemin. Au début, nous avons eu les sacro-saints tempura, sushi et yakitori, et après des dizaines d’années d’hésitation, les Français ont petit à petit mis les pieds dans le domaine de la cuisine populaire : ramen, okonomi-yaki, takoyaki, tonkatsu… Bien évidemment, l’univers de la cuisine populaire japonaise étant vaste, il demeure de nombreux plats à découvrir. C’est le cas, par exemple, du Tamago Kake Gohan (ou TKG). Litté-ralement œuf cru (tamago) sur (kake) un bol de riz (gohan), c’est-à-dire la description exacte de ce plat. Sur un bol de riz tout chaud, on casse un œuf et on mélange, avant d’ajouter un filet de sauce soja. C’est tellement simple que l’on peut même éprouver des scrupules à dire que l’on a fait « la cuisine ».

Plaisir primitif

Ce plat, tout comme de nombreuses autres spécialités japonaises, peut accéder à plusieurs « rangs hiérarchiques culinaires ». Ainsi, comme nous l’avons vu dans un numéro précédent, sushi, tempura et soba peuvent aussi bien être des plats simples et accessibles que des mets servis dans des restaurants gastronomiques. Le TKG ne fait pas exception : il peut servir de déjeuner

à un célibataire qui achète du riz précuit à réchauffer au micro-ondes, sur lequel il verse un œuf de supermarché issu d’un élevage industriel, tout comme se retrouver dans un bol lors du grand final d’un repas de kaiseki, la cuisine traditionnelle, avec du riz de la nouvelle récolte, cuit dans une marmite en terre rien que pour vous, et un œuf de poule choyée comme une reine, élevée à la nourriture biologique, le tout agrémenté d’un filet de sauce soja premium. La recette est identique dans les deux cas mais le résultat, lui, n’a absolument rien à voir. Quelle que soit la situation, ce plat, au goût que l’on pourrait sans doute qualifier de « solaire », nous procure un plaisir presque primitif.

Comme beaucoup de plats populaires, le tamago kake gohan est né après l’époque moderne, car si les Japonais ont commencé à consommer des œufs à l’époque d’Edo (un livre de recettes spécialisé a même été publié en 1785), cela demeurait malgré tout un produit de luxe. On retrouve la mention d’une association riz-œuf cru dans un document de 1838, la genèse, sans doute, de ce plat, mais le tamago kake gohan n’est devenu populaire qu’à partir des années 1960, quand les œufs de poule sont devenus accessibles au plus grand nombre. L’alimentation des Japonais connaissait alors une occidentalisation : plus de protéines animales, davantage de produits laitiers… Aujourd’hui, un Japonais consomme 329 œufs par an, le pays se plaçant ainsi au troisième rang mondial de la consommation d’œufs. Mais le phénomène qui nous intéresse le plus est le mouvement qui, depuis une quinzaine d’années maintenant, vise à rendre ce plat autrement populaire. Plusieurs marques commercialisent des sauces soja conçues exprès pour ce mets. Des mélanges de sauce soja, dashi et d’autres condiments (morceaux de truffe, oursin, piments…) sont également disponibles à la vente.

D’ailleurs, l’abréviation TKG a été inventée en 2007 par l’un des auteurs du Livre du Tamago Kake Gohan en 365 jours (non traduit). L’ouvrage, qui s’est vendu à 160 000 exemplaires, présente précisément 365 recettes. Tout comme la sauce tomate pour les pâtes peut se décliner en d’innombrables versions, dans ce livre, tout semble être possible : le TKG est enrichi d’huile de sésame, de beurre, de ketchup, de miso, de mayonnaise (!), d’algue kombu, de kimchi, de fromage, d’avocat…

Les producteurs d’œufs ne sont pas en reste. Certains vendent des œufs prévus à cet effet (à un prix onéreux : 1€ l’œuf), vantant leurs qualités (texture lisse, moins d’odeur de « cru », jaune au goût profond et rond…). Il y a même des fabricants de bols qui inventent des contenants idéaux pour mieux apprécier ce plat (de grands bols pour le riz, des petits pour mélanger au préalable les œufs), ou encore un bâton pour remuer les œufs… Le TKG semble aujourd’hui avoir gagné une place à part, où il n’y a aucune honte à déclarer son amour pour lui.

Un plat politique

Mais pour quelle raison ce mets, que l’on ose à peine appeler « plat », constitué d’ingrédients communs et que l’on trouve facilement ailleurs, doit-il être qualifié de proprement japonais ? Si vous posez cette question aux Japonais, vous obtiendrez sans doute cette réponse : au Japon, on peut manger des œufs crus sans craindre une contamination à la salmonelle, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. C’est une sorte de mythe que les Japonais ont eux-mêmes construit et qui est encore persistant. Certes, c’était sans doute le cas à une époque, et c’est encore vrai dans certains pays, mais rien qu’en France, la consommation d’œufs non cuits n’est pas aussi rare que les Japonais le pensent : en steak tartare, dans la mayonnaise, les glaces, ou encore avec le blanc d’œuf battu sans cuisson pour les desserts… Ce mythe leur permet d’affirmer avec fierté qu’il n’y a qu’au Japon que l’on peut apprécier ce plat. En dehors de la question du goût, le tamago kake gohan est devenu en quelque sorte le symbole de l’hygiène à la japonaise, comme pour dire « regardez comme notre pays est propre et sûr ».

Mais bien évidemment, ce discours nationaliste culinaire mis à part, il existe bien d’autres raisons pour lesquelles les Japonais l’adorent. Tout d’abord, c’est l’un des moyens les plus intéressants d’apprécier le riz fumant. L’œuf est mi-cuit grâce à la chaleur dégagée par le riz, et gagne en onctuosité. On peut presque qualifier le TKG de « carbonara japonaise », le secret de son délice résidant dans le même processus. Selon le chercheur agronome Takeo Koizumi, les Japonais apprécient particulièrement la texture gélatineuse, visqueuse, car elle enveloppe parfaitement le riz cuit à la japonaise. Et ce plat convient à tous. La simplicité des ingrédients et du goût fait que les adultes aussi bien que les enfants, tout comme les personnes âgées, en sont friands. Il a également un petit côté fédérateur : les riches comme les pauvres peuvent avoir accès à ce plat. Et même en sélectionnant des produits de première qualité, il reste relativement accessible.

Le fait qu’il n’existe pas une seule recette authentique est sans doute le secret de sa popularité : on peut d’abord mélanger le riz et l’œuf avant d’ajouter la sauce, ou mélanger d’abord le riz et la sauce soja puis casser un œuf dans le creux du bol. Les puristes ajoutent uniquement de la sauce soja, d’autres le rehaussent avec du wasabi, du piment, de l’algue nori… presque tout se marie avec le tamago kake gohan. On peut l’agrémenter selon son humeur du jour, et il y a quelque chose de presque ludique dans ce processus. L’œuf peut être symbole de « réconfort ». Pas uniquement au Japon d’ailleurs. En Occident, on trouve de plus en plus de plats de street food enrichis d’un œuf au plat ou d’un jaune d’œuf. En France, durant le premier confinement, les ventes d’œufs ont bondi de 44 % dans les magasins. Il ne faudrait pas non plus négliger les raisons économiques. Les statistiques montrent que les trois ingrédients les plus recherchés sur un site de recettes au Japon sont le chou, la viande de porc et l’œuf. Trois produits que l’on peut se procurer en toutes saisons, dans n’importe quelle région et à bas prix.

Soyons cyniques : la vogue du TKG peut aussi symboliser l’appauvrissement du pays. Si on le compare aux autres plats populaires au Japon, il est bien plus simple que le curry (qui demande un temps de cuisson), le tonkatsu (côtelette de porc panée) ou les karaage (poulet frit), car il ne nécessite pas de friteuse. Il est même plus rapide à préparer que des nouilles instantanées. Certes, on peut avoir des variations de goût, mais elles sont limitées aux condiments. Cela n’enlève rien au délice de la simplicité, mais il est vrai que l’imagination peut avoir ses limites, comme une personne confinée qui cherche coûte que coûte à varier ses divertissements tout en tournant en rond dans son 28 m2. Le tamago kake gohan serait-il le parangon du minimalisme absolu à la japonaise ou le reflet de l’esprit fatigué et refermé sur soi de la société japonaise ? C’est à vous de trancher.

Tamago kake Gohan, l’œuf sur le riz

Manger le Japon

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Texte

Ryoko Sekiguchi

Photos

Chiaki Kobayashi