Débarqué dans les années 1970, le skateboard au Japon incarnait une tradition fun et tranquille. Mais depuis 2021, les planches ont déserté les rues, la faute à une vigilance policière zélée. Le début de la fin pour la skate culture tokyoïte ?

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Rebords de trottoirs grattés et peinture écaillée sur les rambardes blanches. Le chemin qui mène de la gare de Shibuya au magasin California Street est parsemé de stigmates laissés par les skateurs. Des indices précieux pour repérer le shop. Créé en 1988 à Hachioji, il a déménagé dans ce quartier à deux pas du tracé de la ligne Yamanote. Inratable, l’enseigne figure un graffiti d’un rider moustachu sur la devanture (signé de l’artiste ESOW) et des bancs qui ne sont autres que des planches de skate détournées. Prenant le soleil, café à la main, Hidehiko Fujiwara, le fondateur-propriétaire du lieu, y devise avec son copain Shigeru Ishihara. Les deux sexagénaires, affutés et semblant dix ans de moins, ne se font pas prier pour revenir sur leur histoire commune et la chance qu’ils ont eue de pouvoir vivre de leur passion. Un précipité de skate culture. « C’est le mot que vous aimez bien, vous les journalistes, mais moi je préfère le terme “tight knots” (liens serrés) », surveille Shigeru. Hidehiko relance : « Et heureusement qu’on a ces liens, car depuis les Jeux, faire du skate est beaucoup plus contrôlé. » On rembobine.

« Nous n’avions pas de piscines vides en guise de rampes comme aux États-Unis, alors les sauts sont venus plus tard »

Rider dans un bac à sable vide

Pour la première fois, les Jeux de Tokyo 2020 (qui se sont déroulés en 2021) ont vu le skateboard inscrit au programme olympique. La consécration officielle pour un sport qui s’est longtemps contenté de l’underground. Pourtant, c’est tout sauf un hasard si cette validation a eu lieu au Japon, terre d’élection de la planche à roulettes, qui a accueilli son premier championnat domestique dès 1971. « À l’époque, les planches, c’étaient vraiment des jouets, se souvient Shigeru, mémoire vivante de tout ce qui glisse et désormais directeur de la Japan Snowboarding Association. Ils étaient vendus à côté des yoyos. » Amenée par les surfeurs, la pratique s’est développée autour de deux disciplines de rue : le slalom entre des cônes et le freestyle, qui consistait essentiellement en une succession de figures. « Nous n’avions pas de piscines vides en guise de rampes comme aux États-Unis, alors les sauts sont venus plus tard », insiste Shigeru. Le skate s’épanouit doucement et la firme Honda laisse même son circuit de karting à disposition des riders. Las, près de 50 ans plus tard, l’expression du skateboard a bien changé : « Depuis les Jeux, on ne peut plus pratiquer dans la rue, les flics nous verbalisent. On peut encore rouler, mais effectuer n’importe quelle figure peut représenter un trouble au voisinage », déplore Hidehiko. Alors, le vénérable roule de temps en temps à l’abri des regards en prenant des roues très tendres pour limiter le bruit. Il faut dire qu’il n’habite qu’à un bloc de son magasin. Il en va de sa réputation. Drôle d’héritage laissé par les Jeux et paradoxe puisque les Japonais y ont raflé cinq des 12 médailles lors des épreuves de skate.

Hidehiko Fujiwara et Shigeru Ishihara devant la boutique California Street à Tokyo. ©Ken Miyajima

Devant California Street, plus de ollies, donc. Shigeru propose une cigarette et ajoute un petit tacle, goguenard : « Je ne propose pas à Hidehiko, il préfère l’herbe. C’est pour ça qu’il allait si souvent skater en Californie. » Le patron ne relève pas et préfère appuyer que, forte d’une histoire déjà ancienne, la sous-coolture skate ne saurait s’éteindre par décret. Pionnier de la discipline, il retrace : « Avant de nous rencontrer, nous avions déjà une culture commune sans le savoir. Dans les années 1980, 99 % des enfants pratiquaient le baseball. Nous étions ceux que ça n’intéressait pas. Et puis, on allait traîner autour des lieux où il y avait des skateboards. Alors, on s’est trouvé facilement. » À l’époque, ces ados fricotant avec les marges traînent à Shinjuku ou à Shibuya. Les spots ont bien sûr disparu1, mais les souvenirs restent intacts pour Shigeru : « On se débrouillait avec ce qu’on trouvait. Je me rappelle qu’on ridait un grand bac à sable vide. On se faisait engueuler parce qu’on faisait trop de bruit. Mais, le plus souvent, on n’était pas dérangé. Il n’y avait pas encore de vidéosurveillance. » Comme une culture établie, le skate à Tokyo compte ses figures mythiques. L’une d’elles attendrit un temps les deux complices : celle de Masanori « Devil Dog » Nishioka, à la fois skateur, photographe, peintre, tendance Basquiat, sans domicile, sans carte bancaire… et tête brûlée : « Il traversait le carrefour de Shibuya en frôlant les gens. » Disparu en 2014, il n’est pas oublié.

California Street à Tokyo. ©Ken Miyajima

La planche tournée vers l’Amérique

Devil Dog, comme nos deux experts, fréquentait notamment le skatepark de Kiyose – celui-là même qui vit Tony Hawk débarquer en 1985 pour une démonstration face à de jeunes Japonais en extase. Le signe que Tokyo intriguait pour sa scène créative. Témoin de ces années, le Franco-Japonais Philippe Maintenay avait même réussi une figure où il attrapait sa planche dans son dos, ce qui avait scotché l’Américain. Contacté par téléphone, il se souvient que « Tony Hawk sautait par-dessus les nuages, c’était déjà le meilleur mondial. Mais j’avais essayé de lui montrer un move inédit ». Et Shigeru de préciser : « Philippe était le seul à y arriver, car il avait de plus longues jambes. Il était fort, mais il avait aussi de mauvaises habitudes. On le surnommait “Smelly Philippe” parce qu’il ne lavait jamais ses genouillères et qu’on sentait tout de suite quand il s’asseyait à côté. » Reste que Philippe, pads lavées ou non, avait bluffé tout le monde avant d’être copié (parfaitement) par Hawk. Sa figure sera renommée Japan Air à la suite d’un échange lunaire entre une équipe de télé et l’Américain (qui en passera un temps pour l’inventeur), et Philippe restera dans l’ombre. Pour la plus grande joie de ce discret.

« Le skate, c’est la culture de la liberté, mais ce n’est pas un milieu politique. Aujourd’hui, les skateurs développent des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours un milieu créatif. À notre époque, on était touché par la Californie, le pacifisme… c’était ça qui animait notre communauté, pas une contestation affirmée de notre société. »

Le Japon du skateboard est alors complètement obnubilé par les États-Unis. « On prenait tout : les fringues, les chaussures, le hip-hop, détaille Hidehiko. Le skate, c’est rechercher quelque chose de différent. Dans les figures, mais aussi dans la vie. Regarder vers l’Amérique était naturel. » Sous des airs cool, le patron évoque quelques règles, japonaises cette fois, de respect, rappelant un code d’honneur qui liait les skateurs de sa génération. Par exemple, les pionniers ne skataient que s’ils étaient en tenue et prêts pour cela. Jamais de glisse à l’improviste. Regardant ses employés avec affection, il évalue les différences entre leur époque et la sienne : « Leurs influences sont différentes. Ce sont des “skate nerds”. Ils ont tous une connaissance très poussée du skate et de ce qui se fait partout dans le monde. Pour cela, ils consomment des centaines d’heures de vidéos. » Le sage à casquette n’y voit pas d’inconvénient : « Ça les rend complètement incollables sur n’importe quel type de pratique, et ils peuvent conseiller les débutants comme les confirmés. »

Si elles n’ont pas forcément la même approche, Shigeru pense qu’il reste quelque chose de commun avec les jeunes générations de skateurs : « C’est le fun », établit celui qui a doublé Jackie Chan dans les scènes de skate pour City Hunter (1993). « Le skate, c’est la culture de la liberté, mais ce n’est pas un milieu politique. Aujourd’hui, les skateurs développent des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours un milieu créatif. À notre époque, on était touché par la Californie, le pacifisme… c’était ça qui animait notre communauté, pas une contestation affirmée de notre société. » La nouvelle vague n’est pas forcément de cet avis.

« On n’est pas aussi disciplinées »

Partir de California Street vers l’ouest et marcher 30 minutes vous fait arriver sur le campus de l’université Komazawa. Quand on les retrouve, Azusa et Sara, 35 et 22 ans, regardent s’ébrouer l’équipe de baseball du lycée local. Uniformes noir et blanc, les gaillards font des ronds avec leurs bras et leurs jambes sous la commande d’un coach, chronomètre greffé aux phalanges. Un entraînement qui fait marrer les deux skateuses en pause, Sapporo 5° à la main : « On n’est pas aussi disciplinées. »

L’un de leurs spots favoris à Tokyo, c’est ce skatepark de Komazawa. Des rampes, des plates-formes, des barres de grind… et des grilles. « On fait abstraction, mais on préférerait qu’il n’y en ait pas », se désole Azusa entre deux atterrissages plus ou moins réussis de ses camarades. Lunettes sur le nez même quand elle saute par-dessus un obstacle, la jeune femme verse un instant dans la nostalgie, celle où les skateurs n’étaient pas en cage. Ce n’est pas la board à roulettes qui l’a rendue accro à la glisse, mais le BMX : « Quand j’ai commencé, aucune fille n’en faisait. Et puis, j’ai vu qu’il y en avait quelques-unes en skateboard, donc j’y suis passée. » C’était en 2017 et Azusa trouve à la fois son sport et une bande de filles qui lui plaît bien : « On restait entre filles parce qu’on se méfiait des garçons. Ça faisait du bien de se sentir entre nous. Quand on s’est senties assez fortes, on a commencé à se mixer. » L’après-midi où on les rencontre, un sondage au doigt mouillé laisse apparaître 20 % de pratiquantes.

« On attend de vous d’aller à l’école, puis de trouver un travail, puis de vous marier, puis d’avoir des enfants. Le gouvernement vous incite à suivre cette voie. »

En 2017, Sara est encore loin de tout ça. Parce qu’elle ne veut pas vivre l’expérience du lycée au Japon (« trop de pression ! »), ses parents acceptent qu’elle teste le high school dans l’Ohio. En 2019, elle retrouve un date Tinder chez lui, mais le garçon la délaisse pour aller faire du skate. « Je me suis dit, “Wow, ça doit vraiment être bien, s’il préfère ça à rester avec moi”. Alors, j’ai essayé et j’ai adoré. » À son retour à Tokyo, elle rencontre rapidement Azusa et les autres lors d’un event réservé aux filles tous les jeudis sur le skatepark de la marque Nike. « On s’est d’abord reconnues par notre goût pour le skateboard, mais cela s’accompagnait d’autres projets créatifs. Tout ce que j’aime. J’ai tout de suite su que ce serait mes copines. » Photo, production vidéo, nouveaux tricks et zéro prise de tête. Quand on les voit glisser, gavées d’énergie, les prouesses s’enchaînent. De quoi voir plus loin ? « Non, on n’a jamais pensé à participer à des compétitions, tranche Azusa. On aime juste ce mode de vie. Je ne veux pas être pro, juste continuer à m’amuser », assume l’aînée. Tout pour le fun.

Sara (à gauche) et Asuza au skatepark de Komazawa. ©Ken Miyajima

Mais rapidement, ce goût de l’expérimentation les amène à un constat amer, celui des limites que leur impose la société japonaise et qu’illustre presque trop bien le grillage autour de la piste. Sara est sans illusions : « On attend de vous d’aller à l’école, puis de trouver un travail, puis de vous marier, puis d’avoir des enfants. Le gouvernement vous incite à suivre cette voie. » Ce sera sans elle, jure celle qui a laissé tomber le masque depuis bien longtemps. La jeune femme aux cheveux décolorés aime s’affranchir des normes. Quand elle parle, elle se touche régulièrement le cou, sa peau étant encore légèrement douloureuse après un tatouage dessiné la semaine passée. Des tattoos, elle en a un peu partout, jusque sur les chevilles. Amusée, Azusa nous présente ses mollets tatoués, mais avec une autre technique : « En ce moment, je n’arrête pas de me prendre des coups, j’ai des bleus sur tout le corps. » Quand elle relève ses chaussettes au-dessus de ses malléoles, des feuilles de marijuana dévoilent leur dentelure à mesure que le coton s’étire. Sara vanne : « Elle n’a jamais fumé de weed, sinon elle s’évanouirait. »

Ligne de fuite

Derrière les vapeurs de fumée, d’autres traces semblent laissées par les pionniers, notamment cet horizon californien qui continue de faire rêver. Azusa en revient tout juste : « Là-bas, on peut faire du skate dans la rue tranquillement. La ville est gigantesque et les spots sont infinis. Et puis si on croise des flics, il suffit de s’éloigner si jamais on dérange. Ici, nous n’avons pas de liberté. » Sara traîne parfois avec quelques skateurs underground qui bravent les interdits en s’exerçant la nuit. Mais elle se lasse de ce jeu de cache-cache. D’autant qu’elle se méfie désormais d’une forme d’entre-soi lié à la « pureté » de la pratique du skateboard. « Avant, c’était presque la première question que je posais, révèle-t-elle. Si tu ne skatais pas, tu ne m’intéressais pas. Maintenant, je suis en train de m’ouvrir. La question, c’est plutôt “Est-ce que tu t’éclates dans ce que tu fais ?”. Si oui, alors je peux traîner avec toi. Mais si tu te plains de ton travail, par exemple, je fuis. » Plus tempérée en apparence, Azusa a néanmoins la dent tout aussi dure : « Je ne juge pas les autres femmes. Simplement, je veux vivre la vie que je veux, pas celle qu’on leur impose. Et assurément, il y a un fossé entre leur style de vie et le mien. » Pourtant, elle a connu la vie de salariée, pendant sept ans. « Le travail me pesait, même si je pouvais m’habiller casual. J’ai commencé à skater pendant le déjeuner avant que la glisse ne grignote sur mon temps de travail. » Depuis trois ans, elle s’est décidée à quitter son job pour se consacrer pleinement à Skategirlssnap, un média en ligne qui, sur un site web et un compte Instagram, met en avant les skateuses.

Azusa au skatepark de Komazawa. ©Ken Miyajima

Si, de California Street à Komazawa, on note certaines transmissions, l’histoire de leur pratique n’est pas ce qui passionne le plus Azusa et Sara. À l’évocation du mythique Kiyose, le duo écarquille les yeux, confus. Damn, la référence a vécu. Elles préfèrent leur présent et défendent également une pratique sans étiquette : « Dans ce skatepark, on retrouve des gens très différents. Il y a des SDF, des enfants ; des bartenders, des salarymen. Ce qui fait de ce spot un bon spot, c’est qu’il n’y a pas de combats pour être celui qui va passer en premier, tous les niveaux sont acceptés. C’est très ouvert. » Le skate survit à Tokyo, même s’il n’est plus à chaque coin de rue, grâce à un état d’esprit affranchi. Pas de nature à retenir nos deux skateuses toutefois, en quête de liberté. Leur futur s’inscrit déjà ailleurs. Azusa envisage de rider tout autour du monde. Un projet que Sara va réellement mettre en œuvre dès cette année. Elle a prévu de partir trois mois à New York, puis un an en Espagne. Prendre la route. Sur un skate, évidemment.

Skate or die

Bons baisers du Japon

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Texte

Mathieu Rocher

Photos

Ken Miyajima