Au Japon, les pop-idoles, les aidoru, drainent les foules et les yens, et sont érigées au rang de monuments culturels. Leurs fans les vénèrent comme des déesses, et sont prêts à tous les sacrifices pour un morceau de rêve. Plongée dans la fosse.

Mines boudeuses, voix suraiguës, sourires « Email Diamant » : bienvenue sur Mix Channel, la chaîne interactive d’idoles japonaises. Parmi les centaines de profil proposés, j’opte pour Nananana, gros nœud rouge sur la tête et fraises imprimées sur la couverture qui repose sur ses jambes. Durant son live, elle ne chante pas, elle ne danse pas, elle n’a rien de particulier à dire non plus. Elle est juste là, mignonne et adorée par ses milliers de fans. Elle passera d’ailleurs son temps à les remercier un par un. Une longue litanie de pseudonymes qu’elle va énumérer ; près de 300 000 sont connectés si l’on en croit le compteur affiché à gauche de l’écran. Parfois, elle réagira à des questions ou à des commentaires laissés par ses fans en direct. Nananana, comme les centaines d’autres idoles qui se produisent en live et en ligne ce jour-là, nourrit une atmosphère mignonne et enfantine alors qu’elle s’adresse aussi à des adultes. MixChannel annonce 2 millions de visiteurs par mois sur son site que l’on peut visionner à tout moment de la journée ou de la nuit, depuis un ordinateur ou une application smartphone.

Vendre le rêve d’un amour ordinaire

Produits de consommation de masse, les idoles japonaises féminines (ou masculines), sont toujours jeunes. Elles dansent, chantent, posent pour des photos. « Le public n’attend pas d’elles qu’elles soient particulièrement talentueuses (…) Elles sont interchangeables, des produits jetables, et répondent aux besoins d’une société de consommation capitaliste », écrivait John Whittier Treat dans son ouvrage désormais classique, Yoshimoto Banana writes home: Shôjo culture and the nostalgic subject (1993). Le phénomène culturel des idoles (aidoru genshô) n’a pas d’équivalent dans le reste du monde. Le mot aidoru, idoles en japonais, aurait été inspiré par le film « Cherchez l’idole » (1964), avec Johnny Hallyday et Sylvie Vartan en tête d’affiche. « Son apparition dans les années 1960 correspond à une forme d’acculturation qui touche une grande partie du monde à cette époque : le consumérisme de masse, adossant le bonheur à l’achat d’un frigidaire, d’un aspirateur ou d’un poste de télévision, explique l’anthropologue Agnès Giard. Le modèle américain, qui s’incarne dans la figure du teenager, se diffuse largement par le biais des médias “jeunes” que sont la radio et la télévision, supports privilégiés d’une culture musicale qui fabrique des stars à la chaîne. » La chercheuse note par ailleurs une différence majeure entre le développement de la pop culture japonaise et occidentale. À l’inverse du star-system occidental qui vise à vendre le rêve de la réussite « par identification avec une étoile propulsée dans le ciel du show-biz », le système pop-idole japonais propose quant à lui le rêve d’un amour ordinaire, entre un homme du commun et une fille normale entraînée à sourire et à exprimer de l’affection (fictive) pour ceux qui la regardent. Autrement dit, « au Japon, la production musicale de masse à moins pour objectif de produire des stars que l’illusion d’une romance. »

©Kei Ono - Reach out and Touch Faith

Dimanche soir, Shibuya. Au 7e étage du Studio Mission, les Luv Neo Girls Wave m’attendent. Cet immeuble abrite plusieurs studios de danse sur une dizaine d’étages. Des groupes s’y retrouvent pour répéter leurs chorégraphies. Lorsque je les rejoins, les membres du groupe viennent de passer sept heures dans une salle de danse exigüe. Elles achèvent leurs derniers préparatifs avant de filer à Shinjuku, où elles se produiront en live, le soir même. Pour ces jeunes filles âgées de 17 à 20 ans, devenir idole c’est le rêve absolu. Elles s’appellent Ganso Misu Honten, Mashiro Aisu, Shuan Papico, Kisaragi Sara et Aoru. Comme toutes les idoles, leurs noms sont changés et leurs véritables identités gardées secrètes. Il y a un an, ces jeunes femmes ne se connaissaient pas. Auditionnées, elles ont formé le groupe Luv Neo Girls Wave en février et fait leur toute première scène en septembre. Difficile de ne pas s’attendrir devant leurs jolis visages, leur fraîcheur, leur énergie, leurs éclats de rire. Elles aiment la couleur rose et décrivent leur univers comme « une sortie en discothèque entre amis ». Leurs fans sont plutôt des jeunes filles, affirment-elles en chœur, et représentent une communauté de 3 000 followers sur les réseaux sociaux. Leur rêve ? Se produire un jour au Budokan, le temple tokyoïte des idoles japonaises, une arène pouvant accueillir près de 15 000 spectateurs, inaugurée l’année des JO de 1964, et ayant notamment servi de scène aux Beatles en 1966. Au Japon, « il y a beaucoup de fans, beaucoup de groupes qui percent et qui disparaissent aussi vite qu’ils se sont formés. Le rêve, c’est de pouvoir tenir dans le temps », explique Ganso Misu Honten, 20 ans, qui se positionne comme la leader du groupe.

Originaires des préfectures de Tokyo, Chiba ou Shizuoka, les jeunes femmes étaient elles-mêmes des fans d’idoles avant de le devenir à leur tour. « Quand j’étais petite, je voyais les performances des idoles en live ou à la télévision, explique Shuan Papico. Je les voyais briller. J’étais fascinée, je me disais que plus tard, je voudrais faire la même chose. » C’est au collège, voire dès l’école primaire pour certaines, qu’elles décident de se lancer et se mettent à enchaîner les auditions. Kisaragi Sara, quant à elle, en parallèle de sa carrière naissante d’idole, est ingénieure en informatique. « Je n’ai pas envie de faire ce métier toute ma vie. J’aime la musique. J’ai envie d’essayer de percer. Mais même si je devais rester idole-amatrice, ça me conviendrait aussi : je veux pouvoir continuer de m’amuser en dansant et chantant, c’est tout. » Aoru poursuit : « Toute ma famille adore les idoles, l’envie d’en devenir une moi-même est venue naturellement. Dès la primaire, je me suis rendu compte qu’elles pouvaient aider les autres à traverser des moments difficiles avec leurs chansons : ça m’a parlé. » Dans la vie de tous les jours, « on ressent tous de la pression, des inquiétudes que l’on a besoin d’évacuer », ajoute-t-elle. Pour beaucoup de Japonais, les idoles « sont une échappatoire au quotidien », abonde avec assurance Ganso Misu Honten.

©Kei Ono - Reach out and Touch Faith

Leur serrer la main, pour quelques milliers de yens

L’idole, cette nymphette qui fait rêver et qui ne prend vie que dans la foi de ses fans. La représentation actuelle de l’idole a été cristallisée par la figure de proue du phénomène, les AKB48. Ce groupe a vendu plus de 40 millions de disques depuis sa création en 2005. Les AKB48 remplissent des stades, possèdent leur propre théâtre dans le quartier d’Akihabara, à Tokyo, où elles serrent la main de leurs fans dans le cadre des akushukai, pour quelques milliers de yens. « Le système pop-idole japonais se démarque véritablement de son modèle d’inspiration américain après l’explosion de la bulle économique au milieu des années 1990 et avec l’apparition d’AKB48, estime Agnès Giard. C’est AKB48 qui change les règles, en proposant, non plus des stars, mais des marchandises émotionnelles calibrées sur le modèle de la lycéenne lambda. Le travail d’une idole est de “rayonner” (kagayaku), afin que ses fans, par effet miroir, aient un “sourire éblouissant” (egao mabushii). Son travail n’est pas de promouvoir l’idée qu’un individu doit se singulariser pour exister, mais l’idée, plus subtile, que l’amour est une valeur supérieure à celle de la réussite. » Depuis la crise économique, pour une part croissante de la population japonaise, obtenir un emploi stable, faire carrière, avoir un salaire suffisant pour fonder un foyer ne sont plus des rêves à portée de main. C’est tout l’édifice de la « réussite sociale » qui s’écroule. Ainsi, « les pop-idoles ont pour fonction sociale d’accompagner la crise et d’aider les gens à faire le deuil de leurs espoirs : à défaut de s’en sortir, ils pourront serrer la main d’une idole pleine d’amour », explique la chercheuse.

©Kei Ono - Reach out and Touch Faith

Les fans n’ont pas de profils particuliers. Dans Emotions, desires, and fantasies : What Idolizing Means for Yon-sama fans in Japan, la chercheuse en anthropologie sociale Ho Swee Lin cite une mère de famille de 53 ans : « Beaucoup de gens pensent qu’une femme de mon âge est trop préoccupée par l’éducation des enfants et les tâches ménagères, et que ce qui va me rendre heureuse c’est la nourriture et le shopping. Nous ne sommes plus perçues comme des femmes avec des sentiments, des désirs, des fantasmes. » Les idoles deviennent alors une façon de se réapproprier ses attributs de femme, avec des envies sexuelles qui à défaut de se réaliser dans la vraie vie, deviennent des fantasmes et des rêves éveillés, des exutoires aux frustrations. Les femmes se projettent objets de désir, les hommes dans une relation avec l’idole sur scène.

©Kei Ono - Reach out and Touch Faith

Le prix du sacrifice

Pour certains, prouver que l’on est un fan passionné est un défi pour lequel il ne faut pas ménager ses efforts. Une vingtaine de jeunes femmes, chaussures aux imposants talons aux pieds, battent la mesure bruyamment sur le sol. Elles portent des jupes courtes ou de vieux joggings surmontés de tee-shirts : toutes font face à un grand miroir qui recouvre tout un pan de la pièce. Un téléphone portable crache de la musique pop. Dans une ambiance très studieuse, elles s’échauffent dans un studio de danse de Kinshichō, à l’est d’Akihabara. Aujourd’hui c’est parti pour trois heures de répétition dignes de sportives de haut niveau : un exercice auquel elles s’astreignent quatre fois par semaine. « Le concours Unidol a lieu le mois prochain, nous devons être prêtes », explique Rako.

SPH Mellmuse n’est pas n’importe quel fan-club d’idoles. Fondé en 2009, il regroupe une quarantaine d’étudiantes de l’Université de Sophia, qui, comme les idoles, changent au fur et à mesure des années. Si elles s’entraînent si intensivement pour le concours, c’est parce qu’elles ont une réputation à tenir. Comme de vraies idoles, les étudiantes se font appeler par des pseudonymes et ne révèlent pas leurs vraies identités. Lors de l’Unidol, évènement où sont couronnées les fans les plus dévouées, elles devront danser sur quatre titres correspondant aux thèmes suivants : le kakkoi (le cool), le kawaï (le mignon), le otonappoï (le sexy) et le kandō kei (le spectaculaire). Elles devront être parfaites. Membre du SPH Mellmuse, Hana-don a déjà participé trois fois au concours, Rako deux. « L’entraînement est vraiment dur », rient-elles. Sur les bancs de la fac, elles étudient respectivement l’économie et le droit international. Être fan d’idole, « c’est un hobby, explique Rako qui a rejoint le club au printemps 2019. On aime danser, chanter sur notre temps libre. » Les groupes qu’elles aiment : Nogizaka46, AKB48 et les Morning Musume. Pour elles, la culture des idoles « c’est la performance avant tout. On les aime pour leur charme, leur énergie et leur proximité. En tant que jeunes femmes, on partage aussi leur sens de l’effort. Elles ont l’air jeunes et fragiles, mais lorsqu’elles montent sur scène, elles se transforment et prennent toute leur puissance. » Malgré cette passion débordante, elles préfèrent cependant que cela reste un passe-temps. Car si les idoles les font rêver, la vraie vie de ces dernières, beaucoup moins. « Sur la scène, ça a l’air fun, mais le reste a l’air trop difficile. Le stress, la pression. Et puis, elles se font de plus en plus agresser : ceux qui font ça ne sont pas de vrais fans. »

©Kei Ono - Reach out and Touch Faith

Dans ce milieu où règnent manipulation émotionnelle et jeux de pouvoir, les abus ne sont pas rares. « Le harcèlement est très présent, confirme Yumi Ishikawa, qui s’est imposée sur la scène féministe japonaise avec le mouvement #KuToo1. Le climat de violence sexuelle n’est pas remis en question puisqu’il est considéré comme inévitable. » Autrefois, Yumi Ishikawa était elle-même idole, dans la catégorie des gurabia (« gravure »). Elle posait pour des magazines en tenues suggestives. Elle décrit un univers sordide où les jeunes aspirantes à la célébrité sont sous l’emprise d’agents sans scrupules. Le consentement de ces très jeunes femmes, réduites au statut d’images, n’est pas une priorité. « Dès le début, j’ai senti le danger. Mais nous pensions toutes que pour percer il fallait se déshabiller, que c’était le prix à payer pour réussir. » À l’époque, la jeune femme a besoin d’argent. Elle encaisse les menaces, accepte la peur au quotidien. Les agressions aussi. Aujourd’hui, Yumi Ishikawa questionne l’image de la femme nourrie par l’idole et s’inquiète de ce besoin fondamental de proximité sur lequel elle repose. « Avec l’avènement des réseaux sociaux, la distance entre les idoles et leurs fans s’est encore réduite, et on peut observer des dérives. Qu’il s’agisse de la représentation du corps ou des choix artistiques, elles sont critiquées, rabaissées, harcelées. » Des comportements de fans que l’on n’observait pas autant auparavant. Elle ajoute : « Au Japon, les idoles sont la quintessence de la féminité. Mais si leurs personnalités sont trop fortes et présentes, elles sont conspuées et détestées. »2 Les médias nationaux rapportent de plus en plus de faits divers relatant des agressions. Il y a cinq ans, Maho Yamaguchi, membre du groupe NGT48, a été poignardée. Pour l’anthropologue Agnès Giard, le climat de violence est davantage « imputable à la crise économique » qu’au milieu des idoles lui-même. « Le nombre des laissés-pour-compte augmente. Leur colère se manifeste sous des formes proches du suicide : attaquer son oshi (son idole préférée), c’est l’équivalent de se tuer. ».

Idoles, rêve à portée de main

Croyances japonaises

Retrouvez la version intégrale de cet article et bien plus encore dans Tempura N°4
Retrouvez la version intégrale de cet article et bien plus encore dans le hors-série Croyances japonaises
En vente ici

Tempura en illimité

Accédez à tous les numéros et Hors-séries de Tempura en version digitale pour 5€/mois
Abonnez-vous ici

Texte

Johann Fleuri

Photos

Kei Ono

Né à Kyoto en 1977, Kei Ono documente inlassablement la jeunesse japonaise dans toute sa complexité. Témoin sensible de l’époque, son travail photographique est une plongée vertigineuse dans ce qui fait notre humanité, ses éclats et ses contradictions. Pour Reach out and Touch Faith, il a suivi pendant près de trois ans les Bellring Girls Heart, captant l’enthousiasme des artistes et de leur public, sans jugement, dans des moments de communion quasi religieux. « Je veux que ce soit une occasion de réveiller notre imagination à propos du monde dans lequel nous vivons. »