Le shibari ou bondage, appelé aussi kinbaku, séduit par sa profondeur culturelle et esthétique autant qu’il peut freiner – voire répugner – par son penchant sadomasochiste. Immersion dans le monde du shibari, dont la popularité dépasse désormais les frontières de l’archipel.
Shinjuku, au nord du quartier de Kabukicho. Sous la lueur des néons, cinq personnes s’engouffrent dans un bâtiment en briques pâles à l’apparence banale. En ce début de printemps, les vents glaciaux d’hiver ont fait leur retour à Tokyo, obligeant les noctambules à ressortir les manteaux chauds. Il est 19 heures, la nuit a déjà enveloppé le quartier. On entend au loin les cris des rabatteurs mêlés au bruit des trains. Une fois entrées dans le petit appartement de 15 mètres carrés, les cinq personnes, trois hommes et deux femmes, se saluent tout en se frottant les mains pour les réchauffer. Au milieu d’eux, Ibarako, une femme d’une quarantaine d’années au sourire pétillant. Elle taquine Ichika Ayaki, une jeune femme vêtue d’un qipao rose élégant, arrivée un peu plus tard que les autres. « Qu’est-ce qui t’as pris ce soir, je pensais que tu allais être aussi en retard que d’habitude », lui lance-t-elle en rigolant. Mis à part les faisceaux de cordes en jute posés négligemment sur la table, rien ne distingue cette réunion discrète des soirées ordinaires entre amis. De fait, ces hommes et ces femmes sont venus apprendre les techniques du shibari,
le « bondage » japonais. Ibarako, qui le pratique depuis près de vingt ans, transmet son savoir-faire à ses élèves deux fois par mois avec Ichika dans ce minuscule appartement tokyoïte.
Les élèves de ce soir ayant tous un niveau différent, Ibarako commence la leçon avec un jeune couple venu apprendre le shibari pour le pratiquer à deux dans leur vie privée. Avec son allure sérieuse, le garçon pourrait tout à fait travailler dans une banque tandis que sa copine a des airs de Marie Kondo, la célèbre spécialiste du rangement, en plus jeune. Comme ce n’est que la deuxième fois qu’ils participent à ses cours, Ibarako prend ses cordes et rappelle au garçon comment faire le gote-shibari, technique de base consistant à attacher les mains derrière le dos. Pendant qu’il s’affaire derrière sa copine avec sa « maîtresse », la fille ferme les yeux, comme si elle était en train de s’endormir.
Un outil de communication basé sur la confiance
Le shibari ou kinbaku (« bondage serré » en japonais) fut longtemps considéré comme un jeu sadomasochiste « honteux » dont on ne devait pas parler en public. Qui plus est, cet art tire son origine des techniques avec lesquelles les bourreaux japonais torturaient les criminels durant l’époque d’Edo (1603-1868). Qui aurait pensé que le shibari deviendrait un jour un art à part entière mondialement populaire ? Pourtant, sa notoriété à l’étranger semble déjà acquise. En France, on compte de nombreux clubs et associations d’amateurs. Sur YouTube ou Instagram, d’innom-brables tutoriels expliquant des techniques de bondage en plusieurs langues ont émergé, et les kinbakushi (« maître du bondage » en japonais), dont certains se targuent d’avoir plusieurs milliers d’abonnés, se tirent la bourre à qui mieux mieux pour savoir qui postera la photo la plus esthétique, la plus érotique, la plus provocante. Selon les kinbakushi, la popularité du shibari va de pair avec la notoriété toujours plus grande de la culture japonaise et la banalisation des réseaux sociaux, notamment Instagram. Le succès mondial de Nobuyoshi Araki, photographe et icône du shibari, n’est sans doute pas non plus étranger à ce regain d’intérêt. Difficile pourtant de dénombrer les amateurs de shibari, mais « ils sont dix fois plus nombreux qu’il y a sept ou huit ans », estime Ibarako, qui l’enseigne aussi aux touristes étrangers tentés par cet art à la fois exotique et érotique. « Ça fait désormais partie de la subculture japonaise, comme le cosplay », ajoute la kinbakushi.
Pourtant, à l’ère du mouvement #metoo, la soudaine popularité du shibari paraît presque contradictoire, voire anachronique. La majorité des kinbakushi étant des hommes et leurs sujets des femmes, et l’image d’une fille à moitié nue gisant sur le sol mains et pieds ligotés incarnant pour le moins le rapport de domination homme-femme.
Par ailleurs, Nobuyoshi Araki a été lui-même accusé d’agressions sexuelles en 2018 par l’une de ses « muses », Kaori Yuzawa. Ce scandale a accentué encore un peu plus l’image du « danson johi » (« respecter les hommes, mépriser les femmes ») qui colle au mot kinbaku. Selon les kinbakushi, leur corde est tout sauf un symbole de domination. « C’est un outil de communication psychologique entre l’attacheur et l’attaché, basé sur le rapport de confiance entre les deux », explique Ibarako. Pour que le second ressente le plaisir du shibari et entre dans une sorte d’état de transe, il est primordial que celui-ci soit à l’aise. Le kinbakushi doit donc faire tout son possible pour repérer le moindre signe d’angoisse chez son partenaire : « la respiration, les muscles, la couleur de la peau, il faut tout regarder », précise Ibarako. De plus, comme à la salsa, c’est l’artiste qui mène le jeu, mais le rapport de force entre lui et celui qui le suit s’inverse très facilement dès le moindre faux pas ou petit geste d’inattention.
Comme le plaisir du shibari pour les sujets se niche aussi dans l’effet de surprise et l’improvisation du jeu, cela les refroidit dès qu’ils parviennent à anticiper ce que le kinbakushi va tenter. « Quand c’est nul, moi je deviens d’emblée une poupée de chiffon, attendant juste que ça se termine. C’est de l’emballage d’objets, il n’y a plus aucun plaisir », lâche Ichika avec mépris. Mais ce plaisir n’est pas nécessairement sexuel – Ichika et Ibarako sont toutes deux hétéro-sexuelles. Pourtant, il arrive souvent à Ichika de pleurer de plaisir dans un état de transe : « Quand Ibarako me ligote, je sens comme si je revenais à l’utérus, explique-t-elle après avoir longuement réfléchi. Ça me donne envie de dormir, et puis je rêve. Tous les souvenirs de ma vie, les bons mais aussi les mauvais, me reviennent. Quand vous réveillez un bébé, il pleure, non ? C’est ce qu’il se passe quand elle défait les nœuds et enlève les cordes. » Elle qui ne pose que pour Ibarako lui fait une confiance aveugle : « Quand elle me ligote, je retrouve le vrai moi. »
La beauté de la disparition
Comme Ibarako, bien des kinbakushi s’accordent à dire que la confiance mutuelle entre l’attacheur et l’attaché est la base absolue de leur art. Mais sur la définition de sa beauté, leurs avis divergent. Beaucoup se réfèrent aux grands écrivains comme Junichiro Tanizaki ou Edogawa Ranpo, chez qui la beauté se trame dans le clair-obscur de la vie humaine vouée à disparaître. Hajime Kinoko, qui fait connaître le shibari à l’étranger en participant à des événements internationaux depuis dix ans, est un ardent défenseur de cette esthétique. Il est notamment connu pour son style très particulier de shibari, fait d’innombrables cordes attachées sur le corps de la mannequin de façon à l’envelopper, un peu comme un cocon diaphane tissé autour d’un ver à soie. Il y a de l’organique dans ses œuvres, où l’enchevêtrement du corps du sujet et des cordes le rapproche d’une créature vivante, ou d’un arbre avec des fils tendus dans tous les sens en guise de branches.
Kinoko est un homme calme qui prend son temps avant de parler. Son regard perçant fixe votre visage, donnant l’impression qu’il fouille votre cœur. Interrogé sur ses sources d’inspiration, il évoque l’ikebana, l’art japonais de l’arrangement floral : « Chaque fleur a une couleur et une forme différentes, c’est justement comme les femmes qui posent pour moi, explique-t-il. J’essaie donc d’appliquer des techniques permettant de mettre en valeur l’espace lui-même, comme en ikebana. Je tente de rester fidèle à l’esthétique japonaise qui nous est léguée depuis des générations. » Pour lui, si la beauté occidentale est caractérisée par l’attachement à l’idée d’éternité, comme « les éclats du diamant », la beauté japonaise serait celle de la disparition, une sorte d’amour lancinant de l’éphémère de l’être. « Même au niveau de l’érotisme, nous avons une vision complètement différente. Par exemple, l’image d’une femme ligotée exhalant de chauds soupirs dans la pénombre d’une chambre en tatami, c’est une idée typiquement japonaise. L’érotique en Occident nous paraît trop dynamique, voire même excessif ; tandis que, dans les yeux des Occidentaux, l’érotisme nippon semble dépasser le cadre de l’éros et évoquer plutôt l’art. » Si l’analogie femme-fleur peut faire penser au vieux cliché patriarcal, Kinoko réfute toute idée de sexisme, lui qui a grandi dans un foyer monoparental avec sa mère : « Je ne fais qu’aider
mes mannequins à devenir encore plus belles. Je considère que c’est moi qui suis en position de faiblesse face à mes partenaires. Finalement, c’est elles qui me permettent de travailler. De toute façon, pour faire du joli shibari, il faut qu’elles se sentent bien. »
Libérer l’esprit en ligotant le corps
D’autres artistes tentent une approche beaucoup plus psychologique, et vont même jusqu’à dire que la corde est un symbole de liberté. Natsuki Aokaya, jōsama (« maîtresse » en japonais) SM, a lancé sa carrière de kinbakushi il y a 30 ans dans le milieu des films X. Peau bronzée à la perfection et dents immaculées, cette femme de 49 ans aux allures de surfeuse en paraît dix de moins. Lectrice boulimique et intarissable sur le SM, elle cite Georges Bataille, Sigmund Freud et Javier Garralda pour parler de son métier. À l’entendre, le shibari serait presque une thérapie : « C’est un art qui libère l’esprit en ligotant le corps », dit-elle. En mettant le sujet dans une position de faiblesse absolue par le bondage, le kinbakushi le force à affronter « ses propres peurs et fragilités », ce qui lui permet in fine de briser « les murs psychologiques » qu’il s’est construits pour se défendre. « On vit dans un temps où tout le monde a plus ou moins des traumatismes du passé, pour autant il est difficile de montrer nos faiblesses à autrui, explique Aoyama d’une voix posée. Mon rôle est de construire un rapport de confiance avec mes partenaires pour qu’ils puissent montrer des choses qu’ils n’osent pas exposer aux autres ».
La relation entre le kinbakushi et son sujet, elle la qualifie de « domination saine », en comparant le premier à un professeur montrant la bonne direction à son élève. Kakeru, 29 ans et ancienne employée d’une distillerie de saké, est l’une des partenaires d’Aoyama. Quand elle avait cinq ans, ses parents, membres d’une communauté religieuse proche des Amish, l’envoient dans un internat pendant quatre ans. Elle y subit le harcèlement des autres enfants et des professeurs de l’établissement. « J’ai eu une éducation réprimant les émotions telles que la colère et la tristesse, considérées comme du narcissisme. Je pensais être abandonnée par mes parents, c’étaient vraiment les pires moments de ma vie », se souvient-elle. Il y a trois ans, elle a regardé le film Self-Bondage: All Tied Up With My Own Rope de Naoto Takenaka. Intriguée par les expressions faciales étrangement calmes du personnage principal qui se ligote elle-même, elle commence à fréquenter le milieu, et finit par rencontrer Aoyama. « Quand je suis avec elle, je retourne en enfance. Grâce à la violence du SM, j’ai enfin pu libérer mes sentiments muselés par les traumatismes du passé, j’ai même réussi à me fâcher quand elle me fouettait, dit-elle après une longue réflexion. Par le SM, j’essaie d’annuler les événements de mon enfance et de repartir. » Cette approche psychologique distingue Aoyama de ses confrères, dont certains exploitent leurs sujets en les soumettant à dessein à un rapport de domination. « Il y a trop de gigolos dans notre milieu. Ce sont des gens qui profitent de leurs mannequins, et remplacent sans état d’âme ces femmes dès qu’elles se blessent », lâche-t-elle.
Comme on peut très bien l’imaginer, le shibari n’est pas sans risques d’accidents. Les mannequins souffrent souvent de paralysie du nerf radial, qui se traduit par une perte de sensation et de motricité. Ironie de l’histoire, les cas de blessures augmentent à mesure que le shibari gagne en popularité, d’autant que celui-ci constitue désormais un business juteux avec écoles et DVDs. « Nous, les kinbakushi, devrions tous savoir comment soigner nos partenaires, mais c’est loin d’être le cas », déplore Aoyama. Certains kinbakushi n’hésitent pas à cacher les informations sur les blessures, de peur que celles-ci nuisent à leur réputation. Une partenaire d’Aoyama a eu un accident en 2015 quand elle s’est fait ligoter par un autre kinbakushi, et s’est retrouvée dans cette situation. Outrée, Aoyama a publié un manuel sur le shibari destiné au grand public, qui explique minutieusement comment éviter tout risque de blessure. Le milieu du kinbaku étant dominé par la concurrence entre plusieurs courants, ce sont des techniques qu’un maître aurait « certainement tenues secrètes ». « Mais le monde a changé, j’ai décidé de les mettre au service du public », affirme Aoyama, l’air résignée.