La catastrophe de Fukushima a secoué le monde. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre de magnitude 9,0 sur l’échelle de Richter, suivi d’un tsunami dévastateur et d’un accident nucléaire sans précédent dans l’histoire japonaise ont montré la vulnérabilité de la troisième puissance mondiale, longtemps considérée comme à l’avant-garde technologique et sécuritaire. Près de 10 ans après, alors que le gouvernement vante ses avancées en ce qui concerne le rapatriement des populations, où en est-on vraiment ? Voyage en terre hautement radioactive.

Le village d’Iitate, situé dans la préfecture de Fukushima, est typique des bourgades rurales japonaises. On y retrouve de grandes terres arables situées en contrebas de majestueuses montagnes qui vous éblouissent de leur vert émeraude. Au Japon, ce genre de paysages porte un nom : satoyama. Un terme difficile à traduire, mais qui renvoie à des images bucoliques et campagnardes, ainsi qu’à un mode de vie ancestral, là où les êtres humains vivaient en harmonie avec la nature. Comme pour faire écho à cet imaginaire, le village d’Iitate a rendu célèbre le mot madei, un terme du dialecte de la région du Tohoku, qui fait l’éloge d’un mouvement de vie lent et heureux. Au premier abord, Iitate correspond parfaitement à cette image carte postale qu’on se fait du Japon. À un détail près : plus d’un million et demi de sacs en vinyle remplis de terre et de débris radioactifs.

Un vendredi après-midi calme

Ces sacs sont le résultat d’un projet de décontamination radioactive lancé par l’État japonais après le désastre nucléaire de Fukushima. Dans le calme d’un vendredi après-midi, le 11 mars 2011, un tremblement de terre dévastateur de magnitude 9,0 sur l’échelle de Richter frappe la côte Pacifique du Japon. Ce tremblement de terre déclenche un tsunami massif qui inonde une partie importante du littoral, coûtant la vie à près de 20 000 personnes. Le tsunami endommage aussi gravement la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, située sur la côte Est de la préfecture de Fukushima, provoquant la fusion du cœur de certains de ses réacteurs. Ce dysfonctionnement, ainsi que d’autres incidents techniques, entraînera le rejet atmosphérique de polluants radioactifs, qui se répandront principalement dans le nord-est du Japon, forçant une évacuation généralisée des habitants. Le 12 mars 2011, la zone autour de la centrale nucléaire de Fukushima est évacuée ; ceux qui vivent et travaillent dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale sont contraints de déménager. Le village d’Iitate, qui ne se trouve pas dans ce rayon, n’est évacué que bien plus tard, lorsque l’État se rend compte que des facteurs météorologiques comme le vent, la pluie ou la neige ont diffusé la contamination radioactive bien au-delà de la zone officielle d’évacuation.

Ces polluants radioactifs nocifs – tels que l’iode-131, le césium-134, le césium-137, le strontium-90 ou le plutonium-238 – se répandent rapidement dans la région de Fukushima, se collant à diverses surfaces : sols, fenêtres, pelouses, toits, pierres, arbres, bouches d’égout. Appelés radionucléides, ils présentent différents types de danger pour l’être humain 1. Pour pallier ces dangers et en réponse à cette situation sans précédent, l’État japonais a adopté une « Loi sur les mesures spéciales concernant la gestion de la pollution radioactive ». Depuis 2012, le ministère de l’Environnement est l’autorité responsable des travaux de décontamination dans les zones urbaines et agricoles touchées. Un processus caractérisé principalement par la récolte des terres contaminées et leur stockage dans des sacs en vinyle (lire encadré). D’après le ministère de l’Environnement, ces mesures de décontamination réduisent fortement le risque d’exposition aux radiations, comme le précise un conseiller du Ministère : « La situation à Fukushima s’améliore jour après jour et les évacués pourront, dans un avenir très proche, revenir dans leur village bien-aimé ! »

©Takashi Arai - Here and There

Revoir le bleu du ciel d’Iitate

Ces projets de lois et solutions technologiques, toujours très efficaces sur le papier, en disent peu sur les résultats concrets de la décontamination, ou sur l’expérience des habitants d’Iitate que l’on pousse à revenir. La première fois que je mis les pieds dans ce village rural, c’était au printemps 2016, cinq ans après la catastrophe nucléaire. L’évacuation forcée des citoyens avait été de courte durée, puisque dès 2012, l’État japonais avait adopté une politique de rapatriement vers des zones irradiées comme Iitate. Dans le cadre de cette politique de rapatriement, soutenue par des projets de décontamination radioactive, le village d’Iitate était devenu un lieu bigarré par trois zones de sécurité différentes, avec des limites définies par le niveau annuel de rayonnement radioactif atmosphérique que les résidents recevraient s’ils demeuraient dans ces zones. Les citoyens ne pouvaient résider que dans les « zones vertes », où les ordres d’évacuation étaient prêts à être levés. Ces zones étaient considérées comme suffisamment sûres pour toutes les activités communautaires, telles que la randonnée et les événements scolaires. Les « zones jaunes » représentaient quant à elles des zones dans lesquelles les citoyens n’étaient toujours pas autorisés à vivre, et les « zones rouges » étaient des zones interdites en raison de leur niveau élevé de radiation.

Les premiers à être revenus volontiers étaient généralement des agriculteurs âgés pour qui Iitate était la « terre natale », un concept que les Japonais appellent furusato. C’est par exemple l’expérience de M. Takahashi  2, un ancien fermier de 67 ans qui est rentré à Iitate pour y cultiver des fleurs sous serre. Comme il me l’expliquait en 2017 :

« C’est l’endroit où je suis né. J’ai toujours voulu revenir dans cet endroit. Voir le soleil se lever le matin, voir la lune la nuit. Voir le bleu du ciel d’Iitate. »

Bien qu’heureux d’être de retour dans leur « région bien-aimée », de nombreux résidents expriment leur mécontentement vis-à-vis des politiques de décontamination et de leur efficacité controversée.

1,5 million de sacs en vinyle

Ces controverses ont été mises en évidence lorsque j’ai visité d’anciennes terres agricoles touchées par la contamination radioactive. En 2016, le ministère de l’Environnement avait officiellement mis fin à la majeure partie de la décontamination d’Iitate. Comme témoins de cette décontamination, des montagnes de sacs en plastique noir, remplis de sol contaminé, pouvaient être vues partout dans la région. Alors que le gouvernement soutient que ces sacs devraient être entreposés dans des espaces situés à une distance sécuritaire des lieux de travail et d’habitation les plus proches, la réalité est tout autre. À Iitate, les sacs gisent les uns sur les autres, laissés partout, à perte de vue. Peu de sites sont protégés par des clôtures.

Cette situation est censée être temporaire, mais les agriculteurs que j’ai rencontrés pensent que le gouvernement n’a pas de plan concret à long terme pour gérer les déchets radioactifs. Le grand nombre de sacs est devenu une source de problèmes pour les habitants qui sont revenus, comme me l’explique Mon’ma Shin’ichi, le maire adjoint du village : « Iitate faisait partie du top dix des plus beaux villages du Japon. Maintenant, il y a 1,5 million de sacs partout. Ils sont laissés juste à côté des rizières. Les citoyens voient ces sacs tous les jours et se demandent : “Pouvons-nous vraiment revenir ?” On leur dit que tout est en sécurité, mais quand ils voient ces sacs, comment peuvent-ils être sûrs… »

Iitate était en effet un très joli village. Lors de mes séjours dans la région, j’ai souvent roulé avec des locaux dans les montagnes voisines, simplement pour profiter du joli panorama, où il n’était pas rare de croiser des sangliers sauvages ou des macaques japonais. Mais désormais dès que nous quittons les montagnes, les interminables rangées de sacs en plastique nous ramènent dans le monde de la contamination radioactive. Pas d’échappatoire, même pour un jour. Sur les cartes approuvées par l’État, clairement divisées en palettes chromatiques, il est difficile de se rendre compte de ce qui se passe à Fukushima. Le sentiment de vivre au milieu de pyramides de sacs remplis d’éléments radioactifs demeure totalement absent des cartes officielles qui vantent la décontamination. Le nombre de sacs devient si problématique que le ministère de l’Environnement offre des incitations financières aux résidents qui accepteraient de stocker ces sacs sur leurs parcelles de terre, ce qui crée des tensions au sein de la communauté, beaucoup ne voulant pas que leurs voisins louent leur terrain pour y stocker des déchets radioactifs.

Une impossible décontamination

Au-delà des problèmes sociaux qu’a entraînés la catastrophe, c’est la réalité même de la décontamination à Fukushima qui est remise en cause. Et la raison est plutôt simple : théoriquement, la décontamination n’existe pas. On ne peut pas faire « disparaître » les éléments radioactifs comme on nettoierait une eau polluée par du pétrole. Lorsqu’on parle de décontamination, on parle en fait de déplacement, de dilution, ou de stockage des déchets. Et en fonction des différents radionucléides, la terre contaminée peut demeurer radioactive pendant des centaines voire des milliers d’années. « Les sacs en plastique sont en vinyle et durent environ trois ans avant de se déchirer, m’explique Hisako Sakiyama, docteure en médecine et ancienne chercheuse en sciences radiologiques à l’Institut national des sciences radiologiques du Japon. Le gouvernement les remplit de terre contaminée pleine de césium dont la demi-vie est de 30 ans… Cela n’a pas de sens ! La terre à l’intérieur des sacs pourrit et des graines de fleurs poussent à l’intérieur, déchirant le tout. » M. Nakagawa, un habitant de la région d’Iitate, présente un argument similaire : « Le gouvernement a décontaminé notre maison dans un rayon de 20 mètres, mais il n’a fait aucun suivi. Chaque fois qu’il pleut, les polluants radioactifs présents dans les montagnes voisines se déplacent et recontaminent notre terrain ! »

©Takashi Arai - Here and There

In fine, c’est le niveau d’expertise de l’État qui est mis en doute. Pour décontaminer certaines fermes, le gouvernement a d’abord eu recours au bleu de Prusse, un produit chimique utilisé après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl supposé déloger le césium radioactif, l’un des principaux polluants de Fukushima. Mais dans la région d’Iitate, le césium présent dans le sol ne réagit pas comme à Tchernobyl et le bleu de Prusse s’est montré inefficace. Comme un agriculteur de la région me l’explique, ceci est dû à la composition spécifique du sol d’Iitate, qui est riche en vermiculite. Conséquence : le césium radioactif s’accumule dans le sol sans se disperser. Le même son de cloche résonne parmi les agriculteurs locaux : les soi-disant experts de l’État n’ont pas conscience de la spécificité écologique de Iitate.

Pour pallier ces frustrations et lacunes gouvernementales, plusieurs citoyens d’Iitate ont décidé de prendre les choses en main, s’adonnant à diverses pratiques scientifiques et technologiques afin de revitaliser leur village. On parle alors de « science citoyenne », ce qui implique l’engagement du public sur des questions scientifiques et environnementales autrefois réservées à un cercle limité d’experts.

Compteurs Geiger et imprimantes 3D

Armés de compteurs Geiger, les habitants d’Iitate ont organisé un véritable suivi des niveaux de radiation dans leur village. C’est le cas de M. Hamayashi, un ancien fermier au crâne bien rasé qui a transformé toute une partie de sa maison pour y accueillir des scientifiques citoyens. Les murs y sont encombrés de cartes en trois dimensions qui représentent la topographie du village. Réalisées à l’aide d’imprimantes 3D, elles indiquent le niveau de rayonnement compilé par les citoyens. Grâce à leur connaissance fine de la géographie d’Iitate, les habitants ont pu atteindre un niveau de précision supérieur à celui des cartes officielles. C’est ainsi qu’ils ont par exemple appris que les doses de rayonnement étaient souvent plus élevées vers le bas d’une pente, ou que la forêt derrière une maison pouvait avoir un impact sur le niveau de rayonnement à l’intérieur des bâtisses.

Les échecs répétés de l’État ont renforcé ce manque de confiance envers les experts institutionnels, incitant beaucoup de citoyens à poursuivre seuls la décontamination.

Dans les rizières, des agriculteurs ont développé des procédés de décontamination artisanaux, où l’eau boueuse contaminée est extraite à l’aide de désherbant et de brosses de courts de tennis. Mais une différence de taille demeure en termes de moyens : les fermiers ne sont équipés que de leurs vêtements de tous les jours, une paire de bottes de pluie, un chapeau de paille et un tricot à manche longue. On est bien loin des employés de l’État et de leurs combinaisons intégrales homologuées. En se livrant à de telles activités, généralement réservées aux professionnels, les résidents s’exposent à des niveaux de radiations non négligeables.

Un furusato au goût amer

Après le désastre nucléaire, l’État a souvent justifié la nécessité d’un rapatriement à Fukushima en invoquant la souffrance psychologique des habitants, séparés de leur furusato. En japonais, le terme furusato dépasse le simple « village » ; c’est une notion culturelle imprégnée de sentiments nostalgiques pour sa ville natale. Il induit un imaginaire puissant, convoquant les images d’un Japon rural, souvent lié au travail agricole et aux paysages naturels. On le retrouve dans les chansons populaires et les films, et il n’y a qu’à voir les innombrables publicités des offices du tourisme qui vendent ce « village natal » dans lequel tout Japonais a forcément des racines pour comprendre son ancrage culturel.

C’est dans cette même veine que l’État joue de l’image du furusato pour revitaliser la région de Fukushima. Dans le quartier tokyoïte de Chiyoda, on retrouve de nombreuses foires alimentaires, des ateliers culturels et des expositions d’art qui vantent les mérites d’un furusato résilient face au désastre nucléaire. À Iitate, un centre touristique a aussi été créé pour que les visiteurs puissent acheter différents produits d’Iitate et profiter de la spécificité de ce furusato, le madei, cet art de vivre local qui implique un mouvement de vie lent, joyeux et serein. Soutenir Fukushima et ses furusato serait presque un acte militant, un devoir citoyen ; mais aussi un moyen bien pratique de déplacer la responsabilité de l’après-Fukushima vers les citoyens.

©Takashi Arai - Here and There

Car en dehors des foires et de ses mascottes, la réalité a un goût bien plus amer. La contamination radioactive a entraîné le déclin d’un furusato qui ne peut être revitalisé par le simple fait de mettre de la terre contaminée dans des sacs en vinyle. Profiter des fruits de la nature ou faire une randonnée à travers les montagnes fait partie de l’expérience associée au furusato. Mais une telle culture peut difficilement cohabiter avec les effets néfastes de la contamination radioactive. « J’ai toujours aimé les champignons shiitake, mais maintenant, le goût des champignons a changé, déplore M. Hayamashi, pour qui la cueillette des champignons faisait partie intégrante d’un mode de vie rural et idyllique. D’habitude, les shiitake sont cultivés sur des troncs d’arbres, et comme la forêt est contaminée nous ne pouvons plus utiliser de vrais troncs. À la place, on utilise des troncs artificiels. Mais le goût n’est pas tout à fait le même. C’est le bois qui donnait aux champignons sa saveur si particulière. Vous savez, comme vieillir un whisky dans un fût de sherry… » Se remémorant l’époque où il pouvait manger ses champignons, M. Hamayashi se mord la lèvre inférieure, marmonnant comme pour lui-même : « Oui… ils étaient bons. »

Fukushima

Les japonais face à leur nature

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Texte

Maxime Polleri

Photos

Takashi Arai

Né en 1978 à Kawasaki, Takashi Arai s’intéresse à la photographie après des études de biologie. Attiré par les procédés chimiques en jeu lors des prises de vue, il s’approprie rapidement le daguerréotype, non pas comme procédé nostalgique mais plutôt comme médium pour interagir avec ses sujets. Pour sa série Here and There, qu’il démarre suite à la catastrophe de Fukushima en 2011, il utilise le daguerréotype pour révéler les réalités complexes liées à la radiation. Également cinéaste, ses travaux ont été exposés au Musée des Beaux-Arts de Boston, au Mori Art Museum et au Musée d’art moderne de Tokyo, entre autres. Depuis 2017, il collabore au groupe d’étude « Anima Philosophica: Nature, Disaster, and Animism in Japan », une équipe interdisciplinaire de l’université de Kyoto.