Le photographe Shoichi Aoki a créé à la fin des années 1990 le magazine FRUiTS. Lolita, gyaru ou decora s’affichent sur papier glacé et deviennent les représentantes d’une mode japonaise qui semble sans limites. Retour sur les deux décennies d’existence de cette bible du street style japonais, par Shoichi Aoki lui-même.
En 1997, vous lancez FRUiTS, un magazine dédié aux subcultures vestimentaires de la jeunesse japonaise. Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?
Au milieu des années 1990, la mode était dominée depuis une quinzaine d’années par la tendance créée par Comme des Garçons et Yohji Yamamoto : des vêtements principalement en noir et blanc, sobres. C’est alors que j’ai croisé trois filles avec un style qui leur était complètement propre, mélangeant des motifs japonais avec des habits occidentaux. Ça a tout de suite capté mon attention. C’était un assemblage aussi audacieux que difficile, car le danger était de devenir ringard si le dosage était mal réalisé. Mais il se passait quelque chose.
Comment avez-vous senti qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement isolé ?
Cette nouvelle mode lancée par les jeunes autour du quartier de Harajuku était absolument différente de tout ce que j’avais vu auparavant. J’étais convaincu qu’il ne s’agissait pas d’un événement ponctuel, mais d’un tournant majeur qui conduirait à une révolution de la mode au Japon. D’autant que ce nouveau style venait de la rue, et c’était, selon moi, la première fois que cela se produisait dans l’histoire de la mode japonaise. Je voulais documenter cet événement et j’ai décidé de créer un magazine où ces looks seraient mis en avant.
Comment expliquez-vous l’émergence de ces nombreuses subcultures vestimentaires ?
C’est, je crois, une question de personnalité et de goût. Les jeunes qui ne veulent pas s’habiller comme les autres inventent leur propre style. Ils sont alors rejoints à la fois par ceux qui veulent leur ressembler et par ceux qui veulent se démarquer de la masse. C’est comme cela que naît une tendance. Il arrive parfois que les initiateurs de cette nouvelle mode vestimentaire s’extraient du groupe pour en créer une nouvelle, soit totalement différente, soit une variante. Ensuite, chacun investit son quartier : les lolita à Harajuku, les kogal ou gyaru, qui sont leur opposé, à Shibuya, etc.
Quelle est, selon vous, l’influence de ces mouvements sur les designers tant japonais qu’étrangers ?
Ils ont effectivement dû influencer le monde de la mode, mais je ne peux pas vraiment l’affirmer ni en détailler le processus. Toutefois, alors qu’un journaliste demandait à Karl Lagerfeld dans une interview s’il connaissait la mode de Harajuku, il a répondu : « Bien sûr. Tous les stylistes sont influencés par cette mode, tout comme moi. » Et j’ai été heureux de l’entendre dire : « Au Japon, il existe des magazines qui ne présentent que la mode de rue de Harajuku, et tout le monde les lit. »
En 2016, après 233 numéros, vous arrêtez de publier FRUiTS. Pour quelle raison ?
J’ai décidé d’arrêter la publication du magazine parce qu’il y avait de moins en moins de jeunes filles à la mode qui investissaient la rue. Il était donc devenu difficile de prendre suffisamment de photos pour concevoir un magazine entier.
Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que cela est dû à 90 % à la prépondérance de la fast fashion et aux réseaux sociaux. L’influence des réseaux a réduit la place de la mode dans les moyens d’affirmation de soi. En devenant omniprésents dans nos vies, les réseaux sociaux ont aussi amoindri l’importance de la rue en tant que lieu d’expression de la mode.
Avant la fast fashion et les réseaux sociaux, vous évoquez aussi régulièrement la réouverture d’un de leurs quartiers de prédilection à la circulation automobile.
En effet, jusqu’en 1998, un long tronçon d’Omotesandō, appelé Hokosha Tengoku [que l’on peut traduire par « paradis des piétons », ndlr] était fermé aux voitures le dimanche. C’était là que se rassemblaient pas mal de jeunes qui voulaient se faire remarquer, et où je prenais la majorité de mes clichés. Une fois rouvert à la circulation, il y avait moins d’espace disponible pour se retrouver. Par la suite, des chaînes de mode internationale ont commencé à s’y installer. Le quartier a perdu de son pouvoir d’attraction.
Pensez-vous qu’il est possible, dans les années à venir, de voir une nouvelle contre-culture vestimentaire émerger de la rue ?
Malgré tout, Harajuku est toujours un lieu d’émergence de subcultures et les jeunes ont toujours le talent de se réinventer.
Quelque chose de bien devrait finir par arriver, la mode pour garçons est particulièrement intéressante ces derniers temps.