Dans la vitrine qui se dresse devant moi, sous mon œil qui frise, une ribambelle de pâtisseries, toutes plus somptueuses les unes que les autres. Sablés, créations tout chocolat, mignardises... Cette scène prend place chez Nanan, pâtisserie du 11e arrondissement de Paris.

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Alors que je patiente dans la chaleureuse échoppe pour m’entretenir avec Yukiko Sakka, une légère inquiétude monte en moi. Il en est parfois ainsi avec des sujets qui me tiennent à cœur et qui nécessitent d’être traités avec la plus grande délicatesse. Comment être sûre de ne pas faire le jeu des stéréotypes culturels et fantasmatiques ? De ceux qui voudraient que la femme japonaise incarne, dans nombre d’imaginaires, une figure douce, sensible, poétique ?

Car cet article naît bel et bien d’un constat tangible et partagé par beaucoup dès lors qu’on le pose sur la table. Dans l’univers japonais, la confection des mets sucrés est associée aux femmes, quand la cuisine dans un cadre dit « gastronomique » revient aux hommes. Il suffit de prêter attention aux lieux qui nous entourent ici et là-bas : cette réalité s’observe dans les pâtisseries, dans les cuisines des restaurants, dans les pages des magazines et même sur les réseaux sociaux. Une répartition encore peu quantifiée scientifiquement, mais documentée dans des études relayées par la presse locale. « Dans la liste des métiers qui attirent le plus les filles à l’école primaire vient en premier celui de pâtissière, mais les pâtissiers japonais renommés restent majoritairement des hommes », relève Christine Levy, maîtresse de conférences en études japonaises à l’université Bordeaux-Montaigne. Selon un sondage récent, sur plus de 2 000 écoliers japonais, « 24,5 % des filles veulent devenir pâtissières contre 4,4 % des garçons. À l’école de pâtisserie de Tokyo, on dénombre 30 % de garçons pour 70 % de filles, poursuit la chercheuse. Si le pays compte de nombreuses jeunes pâtissières, peu d’entre elles sont âgées de plus de 30 ans ou travaillent à leur compte. Enfin, le travail de pâtissière est présenté comme étant moins physique que celui de chef de cuisine. »

Quelles réalités et parcours de vie se nichent derrière ces données ? Si les femmes sont prédominantes dans le secteur de la pâtisserie, comment expliquer le renom et les projecteurs braqués sur les hommes ? Y a-t-il une construction sociale de la femme japonaise qui pâtisse et qui boulange ? Vous l’aurez compris, le nœud à démêler est de taille. Pour tâcher d’y voir plus clair, nous avons rencontré, à Paris, les principales intéressées. Quatre cheffes de file de la profession : la boulangère Mihona Lumé et les pâtissières Ayako Okusa, Yukiko Sakka et Ayumi Sugiyama.

Porter des sacs de 25 kg

« Comment expliquez-vous la prédominance des femmes en pâtisserie et des hommes comme figures de chefs cuisiniers ? » Face à cette question, toutes les interviewées observent une réaction similaire : l’étonnement d’abord, suivi de quelques instants d’un mutisme pensif. Attablée dans son restaurant Towa du 12e arrondissement de Paris, Ayako Okusa pèse chacun de ses mots. Celle qui, étudiante, hésitait entre la boulangerie et la pâtisserie, confie n’avoir jamais ambitionné de devenir cheffe cuisinière, bien qu’elle ait été initiée à la préparation de plats salés au cours de son parcours professionnel. « Je n’ai jamais réfléchi à la question de savoir pourquoi plus de femmes sont liées au sucré et d’hommes au salé. Mais psychologiquement, je l’ai peut-être intégré ! C’est sûrement pour ça que je suis allée vers la pâtisserie... » Ce qui apparaît évident est que ce ne sont ni un labeur ni une charge mentale moindre qui pousseraient les femmes japonaises davantage sur cette voie : « Quand j’étais jeune, j’ai travaillé cinq ans dans une boutique en tant que pâtissière et je réalisais des quantités énormes. Il y avait des charges très lourdes à porter comme des sacs de 25 kg. C’était très dur. Physiquement, ce n’est pas toujours facile, pour nous, les femmes », se remémore celle qui depuis son arrivée en France a choisi de s’épanouir dans le cadre de la restauration.

Je me souviens de la déception quand un client du restaurant ne prenait pas de dessert.

Pour Yukiko Sakka de la pâtisserie Nanan, devenir pâtissière s’est présenté comme un moyen d’émigrer hors du Japon. Animée depuis toujours par le goût des préparations sucrées, elle n’envisageait pas jusqu’alors de faire de cette vocation une profession. À l’arrière de sa boutique, dans un petit labo tout blanc, elle s’affaire à pâtisser : mont-blanc revisité, forêt-noire, chou avec sa crème framboise parfumée au romarin, crème vanillée, framboises fraîches La concentration de la virtuose présageait la précision dans les goûts. Banco. Aujourd’hui, Yukiko Sakka a trouvé sa voie, dans laquelle le salé n’a pas sa place : « La cuisine et la boulangerie sont pour moi des métiers complètement différents. En trois ans, je suis passée par Pierre Gagnaire et d’autres maisons. J’ai beaucoup appris. Mais sur le long terme, je ne voulais pas vivre avec de telles contraintes horaires et je souhaitais vraiment me concentrer sur la pâtisserie. Je me souviens de la déception quand un client du restaurant ne prenait pas de dessert. »

Yukiko Sakka dans sa pâtisserie Nanan.

Dans son restaurant étoilé Accents Table Bourse (Paris 2e) où Ayumi Sugiyama officie en tant que cheffe pâtissière, la carte proposée est aussi enveloppante que la décoration tout bois et feutrée du lieu. Ses pâtisseries émeuvent autant qu’elles innovent : mousse chou-fleur, vanille et praliné, galette des rois au yuzu ou encore rocher chocolat noir, crémeux au thé vert, glace à l’asperge blanche et à l’ananas... Si le sucré reste sa passion depuis toujours, elle admet à demi-mot son désir grandissant, bien qu’encore timide, de se tourner un peu plus vers le salé : « Je sais que je ne peux pas le faire ici, dans mon restaurant, auprès de mon équipe déjà bien installée et brillante. » Pas de frustration dans la voix de cette cheffe confirmée : elle trouve un équilibre en composant des créations sucrées dans lesquelles elle incorpore des légumes. Une approche que l’on retrouve chez Mihona Lumé, boulangère en cheffe de l’enseigne Boris Lumé [du nom de son conjoint, ndlr] qui insuffle de la créativité à sa tâche : « Le salé m’intéresse, j’adore le cuisiner à la maison ! Je m’intéresse notamment aux produits de saison. À la boulangerie, je me diversifie en réalisant des pains salés comme celui à l’edamame [fèves de soja encore vertes, ndlr] et à l’emmental. »

Lorsqu’elle existe, l’appétence pour le salé se matérialise plutôt dans la sphère privée –  on cuisine chez soi et non aux yeux de tous en qualité d’experte – ou avec parcimonie, de façon à ne pas sortir d’un cadre préétabli. Pour Chuanfei Wang, postdoctorante à l’Institut de culture comparée de l’université de Sophia, à Tokyo, le constat est sans appel : exister en tant que femme dans les métiers culinaires au Japon en 2022 n’est toujours pas chose aisée, « mais il existe des marchés de niche qui permettent de rendre la chose un peu plus fluide, comme le monde de la pâtisserie ». Se tourner vers cette profession fait alors office d’un choix empreint d’engagement, qui tranche au sein d’une société patriarcale comme le Japon.

Dualité sucrée salée

Dans toutes les strates de la société japonaise, les hommes dominent par leur nombre et occupent les postes de pouvoir. Sans surprise, ce schéma se retrouve aussi en gastronomie : le sacro-saint chef cuisinier est érigé en figure de proue du monde culinaire quand « la figure de la pâtissière s’efface au détriment d’un intérêt pour les produits utilisés et de la traçabilité des ingrédients », constate Chuanfei Wang. Pourtant, leur nombre apparaît assez important pour être révélateur d’un phénomène social. Pour la chercheuse, cela s’explique avant tout par le fait que la société attend des femmes qu’elles excellent dans les tâches domestiques, plutôt que de s’épanouir hors du foyer familial. Apprendre à confectionner des gâteaux se rapprocherait alors de l’acte d’élever des enfants.

Par ailleurs, sociologiquement, la pâtisserie au Japon symbolise le lieu du féminin par excellence ; considérée comme relevant de l’élégance, faite par et pour les femmes. Quand la cheffe pâtissière d’un lieu accueillant du public s’avère être une femme, cela ne choque personne et passe inaperçu, du fait qu’elle fait elle-même partie de la cible des consommatrices, « mais dans le cas d’une femme cheffe cuisinière qui travaille au sein d’un restaurant haut de gamme, cela fait grand bruit car c’est inhabituel, confirme Chuanfei Wang. Dans les petites cantines de quartier, on retrouve des femmes qui cuisinent. Dès lors qu’on regarde la structure d’un restaurant plus établi ou gastronomique, il peut y avoir quelques femmes en cuisine ou en salle, mais c’est systématiquement une figure masculine qui domine. » Ne nous méprenons pas : si les chefs cuisinent au restaurant, rares sont ceux qui gardent le tablier une fois rentrés à la maison. Cela n’est pas sans rappeler les propos de Mihona cités plus haut : les femmes écopent du salé – et peuvent s’y épanouir – tant que cela reste dans la sphère privée. « Je n’ai pas fait d’études chiffrées sur le sujet, mais c’est ma propre observation », conclut la spécialiste.

La figure de la pâtissière s’efface au détriment d’un intérêt pour les produits utilisés et de la traçabilité des ingrédients .

Une fois diplômée de la très réputée école Tsuji à Tokyo, Ayumi Sugiyama se met à chercher une entreprise pour débuter sa carrière. Bien décidée à postuler dans l’une des nombreuses pâtisseries prestigieuses de la capitale, elle en discute avec son professeur qui l’alerte sur les enseignes qui refusent d’embaucher des femmes. Ayumi ne se décourage pas et se déplace de maison en maison ; trois refusent même de prendre son CV lorsque la jeune femme le leur tend. Si tout cela se déroule dans le Tokyo d’il y a vingt ans, Ayumi déplore que, de nos jours encore, le patron demeure toujours un homme, et ce, pas seulement dans les métiers de bouche. « Je ne m’attendais pas du tout à vivre ça à la fin de mes études, ça m’a énervée ! J’ai tout de même décidé de rester à Tokyo et j’ai finalement trouvé une pâtisserie dans laquelle j’ai beaucoup appris. Mais ces rejets me sont restés en travers de la gorge, impossibles à oublier. C’est pour cela que j’ai ouvert mon propre restaurant, afin de montrer aux femmes japonaises qu’il est tout à fait possible de s’épanouir en tant que pâtissière. »

De nos jours encore, on ne valorise pas assez tout ce qui provient de notre pays, à l’instar de la pâtisserie japonaise…

Plus globalement, ces disparités dans le monde du travail expliqueraient la présence notable de pâtissières japonaises à Paris. La consultante en gastronomie japonaise, Chiemi Okumoto, développe : « Traditionnellement, les femmes sont cantonnées au foyer. Il est très difficile pour elles de trouver une place même si elles sont compétentes. Ce n’est donc pas surprenant que ces Japonaises partent du Japon pour embrasser une carrière dans la pâtisserie. » À ses yeux, ce phénomène parisien reste isolé, géographiquement circonscrit, car au Japon, même si les femmes sont de grandes habituées des boulangeries et pâtisseries, la gamme vendue, elle, reste majoritairement confectionnée par des hommes.

Ayako Okusa dans son restaurant Towa.

La diaspora japonaise en France travaillant dans le milieu de la gastronomie serait donc plus libre, émancipée. « Comme les femmes japonaises ne sortent pas autant que les hommes dans l’espace public, car elles sont une minorité à travailler, l’un de leurs plaisirs se niche dans l’achat de petites choses sucrées, françaises ou japonaises, qui sont accessibles financièrement et qu’elles peuvent ramener chez elles », poursuit Chiemi. Historiquement, l’appétence des femmes japonaises pour la consommation de délices sucrés – et notamment pour la pâtisserie française – remonte au siècle dernier, quand, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le pays s’est développé à toute vitesse. Chiemi resitue le contexte : « À partir des années 1970-1980, le pays devient l’une des plus grandes puissances mondiales. Acheter quelque chose qui vient d’ailleurs est alors perçu comme un symbole de luxe. Les Japonais se sont toujours intéressés à ce qui leur est étranger. Malheureusement, de nos jours encore, on ne valorise pas assez tout ce qui provient de notre pays, à l’instar de la pâtisserie japonaise… »

Créer son propre moule

Se spécialiser en pâtisserie française symboliserait-il cette envie d’ailleurs ? Ou faut-il tout mettre sur le dos de l’influence qu’exerce la pâtisserie française au Japon ? Ce choix de se tourner vers une spécialité plutôt qu’une autre scelle les parcours d’Ayako, d’Ayumi et de Yukiko. Pour cette dernière, « visuellement, la pâtisserie française est plus intéressante : on peut faire des créations similaires à des bijoux, on peut manger avec les yeux. C’est unique ! Les textures sont intéressantes à travailler. Quant aux pâtisseries japonaises, elles sont bonnes, mais souvent pâteuses et manquent de relief, de ce côté croquant. »

Mais à mesure que je contemple leurs créations passées (immortalisées en photos) et présentes, une chose me saute aux yeux : l’irrégularité de l’utilisation de produits issus du terroir japonais. Du yuzu ou du thé vert se nichent par-ci, une épice par-là, mais pas de façon systématique. Faut-il apposer à leur travail un tampon estampillé « gâteaux et pains franco-japonais » ? En France, attend-on forcément quelque chose en plus venant d’une Japonaise qui excelle en pâtisserie traditionnelle ? Réponse unanime des quatre femmes : l’emploi de ces ingrédients fait suite à des demandes de la part de la clientèle. « Certains clients me parlaient de pains spéciaux à base de produits japonais comme le yuzu. Alors, on s’y est mis », raconte Mihona dans sa boulangerie non loin de Montmartre. Une requête qu’elle envisage comme une occasion de sourcer de nouveaux produits, plus qu’une contrainte ou une injonction à « boulanger à la sauce japonaise ». Yukiko sourit en contant l’anecdote de certains clients qui poussent la porte de sa boutique et demandent si la pâtissière ne serait pas d’origine japonaise. Comme si ses gâteaux, souvent sans aucun marqueur japonais, parlaient d’eux-mêmes…

Visuellement, la pâtisserie française est plus intéressante : on peut faire des créations similaires à des bijoux, on peut manger avec les yeux. C’est unique !

Y aurait-il donc une touche identifiable liée à la double culture ? Ayumi souhaite justement dépoussiérer ces présupposés sur les goûts que l’on associe à la culture japonaise : « Je n’aime pas trop ce qui est doux, rond. J’aime bien les goûts puissants, tranchés, quand on arrive à déceler ce que l’on mange. Je pense que je suis venue en France pour apprendre cela, une cuisine avec beaucoup de caractère. Ce n’est pas moi en tant que femme japonaise ou mon dessert qui apportons quelque chose de l’ordre de la douceur, c’est votre propre culture et perception qui vous font percevoir cela. » La consultante et épicurienne Chiemi Okumoto acquiesce : « Je pense que les pâtissières japonaises qui travaillent à Paris ne se plient pas à ce que les Français attendent ou projettent sur elles. » Ajoutons à cela que ces quatre femmes ont fondé leur propre entreprise, faisant d’elles leurs propres patronnes. Dans l’arrière-boutique de sa boulangerie, Mihona Lumé confie s’être demandée, lorsqu’elle est arrivée en France, si elle allait pouvoir continuer à boulanger ici : « Si je pouvais donner un conseil aux Japonaises qui souhaitent venir s’installer ici et pratiquer le même métier, c’est d’ouvrir leur propre boutique en tant qu’artisan. Moi, j’ai longtemps trouvé cela compliqué d’ouvrir un commerce en étant toute seule, déjà à l’époque où je vivais encore au Japon. Mais depuis qu’avec Boris [Lumé, son époux et associé, ndlr] nous nous sommes lancés, être ma propre patronne s’est révélé la meilleure chose pour moi. »

Mihona Lumé dans sa boulangerie Boris Lumé.

Comme il est souvent de coutume lorsqu’on évoque l’exil, les voix se font plus douces, les paroles hésitantes, les silences prolongés. D’elles-mêmes, ces quatre femmes finissent par évoquer le mal du pays. S’il est inexistant chez certaines, d’aucunes mentionnent le désir d’un retour au pays natal. Pour continuer d’embrasser votre carrière de pâtissière ? m’aventuré-je à demander. Le regard rivé sur sa tasse de thé, Ayumi glisse : « Il y a déjà tellement de bonnes pâtisseries françaises à Tokyo, il ne va pas être simple de trouver une place. » L’émancipation ne fait que commencer.

Les adresses

Nanan - 38 rue Keller, 75011 Paris

Towa - 75 rue Crozatier, 75012 Paris

Accents Table Bourse - 24 rue Feydeau, 75002 Paris

Boris Lumé - 48 rue Caulaincourt, 75018 Paris

Pâtisser pour mieux régner

Manger le Japon

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Texte

Farak Keram

Photos

Nina Medioni