Hiroshi Amano est producteur de thé biologique à Minamata, dans le sud du Japon. Il commercialise une quinzaine de variétés de thés biologiques, sans pesticide ni engrais chimique. Une pratique rare dans le pays, liée à son parcours, fortement marqué par l’histoire de la maladie de Minamata, l’un des plus graves scandales industriels et sanitaires du pays.

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Au bout d’un chemin étroit et escarpé, apparaît une grande clairière de plusieurs hectares où se dessinent des parcelles feuillues, encerclées par une forêt de cèdres. Le vent souffle sans cesse dans la région, faisant onduler les aplats d’« herbe à éléphant », dont les épis poudroient en cette belle matinée de décembre. Au loin, la silhouette austère de la chaîne de montagnes de Kirishima découpe un ciel bleu sans nuage, typique de l’hiver japonais. Ici, la puissance du vent est telle que les anciens du coin ont surnommé l’endroit « Ishitobi » (« pierres qui volent »), faisant référence au souffle capable d’emporter des roches. Le champ est à une dizaine de kilomètres de Minamata, une ville de 25 000 habitants, bordée par la mer de Shiranui, dans le sud-ouest de l’île de Kyushu.

En japonais, on appelle la saveur du thé qui pousse ici “fumi”. Dans le sens originel, ce mot veut dire “goût du vent”. Sur ce point, les anciens ont vu juste. Les thés cultivés dans ce genre d’endroits, sans cesse balayés par les vents, ont souvent une saveur particulière.

Balayés par les vents

Ici, les conditions climatiques propres à la haute altitude – 600 mètres – et ces vents puissants soufflant du sud et du nord offrent un environnement propice à la culture du thé, éliminant les insectes ravageurs en été et le givre en hiver. « En japonais, on appelle la saveur du thé qui pousse ici “fumi”. Dans le sens originel, ce mot veut dire “goût du vent”. Sur ce point, les anciens ont vu juste. Les thés cultivés dans ce genre d’endroits, sans cesse balayés par les vents, ont souvent une saveur particulière », explique Hiroshi Amano en nous montrant ses champs. Contrairement aux parcelles qui se trouvent en contrebas et appartiennent à un autre producteur, des herbes folles poussent de partout dans ses champs et les arbres sont souvent couverts d’épaisses mousses. Au Japon, où l’agriculture biologique est beaucoup moins développée qu’en France, occupant seulement 0,5 % des surfaces cultivées au niveau national, ces herbes font un peu la fierté d’Amano, qui n’utilise pas d’herbicide ni d’engrais chimique, comme son père avant lui. En examinant ses parcelles, il s’exclame : « Ah, des cerfs sont encore passés par ici ! » Signe de leur passage dans les champs, on trouve ça et là de petites déjections rondes, typiques des cervidés, ainsi que des restes de feuilles arrachées. Omniprésents dans les forêts japonaises, ils dévorent des produits agricoles en générant des dégâts importants, au point de devenir littéralement la bête noire des fermiers du pays. Or, Amano, qui pense que « toute chose a une utilité », y compris les animaux et les insectes réputés nuisibles, ne s’en soucie guère. « Ils génèrent un stress aux plantes différent de celui que nous leur donnons. J’ai fait du thé avec des feuilles grignotées par des cerfs et j’ai vu que les arbres réagissaient autrement. Parfois, cela prodigue une saveur très prononcée », raconte-t-il, l’air amusé. Il envisage même de commercialiser ce thé s’il parvient à en produire de manière constante. « En fin de compte, pour produire du thé, nous, les humains, n’avons pas grand-chose à faire. Il faut juste trouver un moyen de mettre à profit la diversité de la nature », avance Amano, qui possède désormais 12 hectares de champs.

Devenu il y a 25 ans président de l’entreprise familiale Amano Seicha En (« Production de thé Amano ») fondée par son grand-père, cet homme de 46 ans et père de deux enfants passe son temps à parcourir le Japon à la recherche de nouvelles méthodes de fabrication du thé. Il se passionne ainsi pour le kurocha, un des rares thés post-fermentés au Japon, produit traditionnellement à Ehime, dans l’île de Shikoku. Il ne manque pas non plus de rappeler sans cesse les mérites de ses théiers qui sont tous cultivés à partir de graines, contrairement à ceux multipliés par greffage, majoritaires dans la production de thé au Japon. « Les nôtres ont environ cent ans, leurs racines s’enfoncent dans le sol jusqu’à trois mètres de profondeur. Ils résistent ainsi beaucoup mieux aux changements environnementaux », souligne l’agriculteur, qui vit avec sa famille à dix minutes de voiture de ses champs. Son entreprise commercialise une large variété de produits, allant du thé vert traditionnel au thé torréfié hojicha, sans oublier des thés rouges et le thé oolong. Toujours désireux d’élargir ses horizons, il n’hésite pas à ajouter plusieurs arômes naturels à ses produits, tels que le gingembre, le yuzu ou le kinmokusei, variété d’osmanthe parfumé originaire de Chine. Chez lui, les étagères débordent de produits liés au thé et de bocaux remplis de liquides multicolores, ce qui donne un petit air de laboratoire scientifique à sa maison. À cinquante mètres de là, il possède aussi une fabrique de thé, où des membres de sa famille, employés par l’entreprise d’Amano, s’affairent à découper des morceaux de gingembre qu’ils vont ensuite ajouter aux feuilles de thé. Amano y mène aussi ses expérimentations, en y faisant sécher et fermenter ses thés. Or, contrairement à l’ambiance joyeuse et familiale qui y règne, son parcours est loin d’être un long fleuve tranquille.

Les patients et les personnes concernées par la maladie se demandent sans cesse comment l’Homme en est arrivé là, et quelle est la nature réelle de la pollution qui a défiguré leur vie. À plusieurs reprises, j’ai été confronté à leur regard, mais sans trouver de réponse à leurs questionnements.

Le fardeau d’un passé douloureux

À la fin des années 1960, le Japon est secoué par l’un des pires scandales de pollution industrielle de son histoire. Entre 1932 et 1966, l’entreprise pétrochimique Chisso déverse dans la mer de Shiranui des eaux contenant du méthylmercure, donnant lieu à une intoxication au mercure à une échelle inédite dans le pays. Il faudra attendre 1968 pour que le lien entre les eaux évacuées par Chisso et les symptômes neurologiques apparus chez les riverains – difficulté d’élocution, perte de coordination des membres, coma pouvant mener jusqu’à la mort – soit reconnu par l’État. Dans certains cas, le mercure peut atteindre le cerveau des fœtus. La maladie étant incurable – il n’existe pas de moyens de guérir le système nerveux détruit par le méthylmercure –, certains patients, nés avec des handicaps mentaux et physiques, continuent toujours de souffrir de symptômes dégénératifs. Grâce à la mobilisation des pêcheurs, des victimes et du syndicat de l’entreprise, la responsabilité de cette dernière est reconnue par le tribunal du district de Kumamoto en 1973. Jusqu’ici, près de 2 300 patients ont été reconnus victimes « officielles » de la maladie par l’État, à quoi s’ajoutent environ 70 000 personnes qui ont bénéficié des indemnités publiques. Or, puisque l’État refuse de conduire une étude épidémiologique sur l’ensemble des centaines de milliers d’habitants qui vivaient dans la région à l’époque, l’ampleur réelle des dégâts reste toujours inconnue. De plus, les critères pour obtenir le statut de « victime » étant particulièrement stricts, de nombreuses personnes luttent encore pour faire reconnaître leur préjudice.

Amano est né en 1975 et n’a pas été directement affecté par les effets de ce drame sanitaire, regroupés sous le nom de « maladie de Minamata ». Mais sa vie, comme celle des autres habitants de la région, porte le fardeau de ce passé douloureux. Sur place, la mémoire de la catastrophe est toujours vive. Cela s’explique notamment par les liens qu’entretenaient l’entreprise et la région. Au plus fort de la croissance économique d’après-guerre, Chisso était « la » grande entreprise du coin, et employait près de 3 700 personnes. La découverte de la maladie et les conflits entre les victimes et l’entreprise ont donc déchiré la société locale en la divisant en trois camps : les pro et les anti Chisso, et ceux qui n’arrivaient pas à prendre position.

Naître et grandir à Minamata, c’est donc être confronté dans la vie de tous les jours à cette histoire, d’une manière ou d’une autre. C’est ainsi que le père d’Amano a opté pour l’agriculture biologique à partir de la fin des années 1970, à l’époque où l’image de la maladie collait encore aux produits agricoles de la région. « Il peinait à vendre du thé en raison de cela et a fini par comprendre que, derrière ce refus d’acheter tout ce qui venait de Minamata qu’il constatait partout au Japon, il y avait de la méfiance à l’égard de tout produit chimique. C’est pour cela qu’il a laissé tomber les pesticides et les engrais chimiques », se souvient Hiroshi Amano, en nous servant du thé dans son « labo ». C’était aussi le début de la prise de conscience environnementale dans le pays. Dans les années 1960, quatre grands scandales environnementaux, dont la maladie de Minamata, se sont enchaînés. Cela a donné lieu à une remise en question globale des excès de la croissance économique d’après-guerre. Le père d’Amano appartient donc à la génération dite du « printemps silencieux », du nom de l’œuvre totem de la militante écologiste américaine Rachel Carson, très appréciée par les agriculteurs qui se sont convertis au bio à l’époque.

Quant à son fils, il ne savait pas vraiment comment affronter un passé aussi lourd. « Les patients et les personnes concernées par la maladie se demandent sans cesse comment l’Homme en est arrivé là, et quelle est la nature réelle de la pollution qui a défiguré leur vie. À plusieurs reprises, j’ai été confronté à leur regard, mais sans trouver de réponse à leurs questionnements », se rappelle Amano.

Un dieu impuissant

Vers 20 ans, après avoir terminé ses études à l’école d’agriculture de Kumamoto, Hiroshi Amano reprend l’entreprise de son père, atteint d’un infarctus cérébral. Mais dès la première année, il réalise que toutes les connaissances et techniques qu’il a apprises lors de sa formation ne lui servent pas à grand-chose. « À l’école, ils m’ont dit de rentabiliser au maximum la production. Or, je n’avais pas les moyens d’investir dans les machines agricoles, puisque notre entreprise était déjà criblée de dettes. De plus, nos champs étaient trop escarpés pour leurs techniques. J’ai laissé tomber presque immédiatement », explique l’agriculteur. À cela s’ajoute la situation particulière de Minamata. Il était impensable d’appliquer les mêmes logiques productivistes dans une région qui avait vu naître et mourir des bébés atteints de handicaps à cause de la pollution industrielle, considérée comme effet secondaire de l’essor économique d’après-guerre.

Quelques années plus tard, lors d’un événement commémoratif en l’honneur des victimes de Minamata, Amano croise Michiko Ishimure, grande écrivaine qui a suivi la lutte des pêcheurs pour la reconnaissance de la maladie et la condamnation de l’entreprise Chisso. Dans son livre Kugai Jōdo waga Minamata byō (« Mer de souffrance, terre pure : notre maladie de Minamata »), publié en 1969, elle relate, dans un style oscillant entre poésie et reportage journalistique, l’injustice qui s’est abattue sur cette ville pauvre de pêcheurs. Amano, qui peinait à trouver sa voie, lui confie ses souffrances. L’écrivaine lui parle alors du Modae-gami, un dieu impuissant figurant dans les mythes des pêcheurs de Minamata, qui ne fait que se tourmenter devant la douleur des autres. Confrontés sans cesse à la mort en raison de leur métier, les pêcheurs de la région vouaient un culte à tous les êtres qui les entouraient, dans l’espoir que ceux-ci leur viennent en aide si jamais leur survie était menacée en mer. Dans cet univers animiste où tout est considéré comme une divinité, ils avaient même créé ce kami singulier, qui a inspiré l’écrivaine.

« Je pense qu’Ishimure s’est reconnue dans cette image d’un dieu impuissant et souffrant », poursuit Amano. « Elle a passé des dizaines d’années à écrire sur les victimes qui avaient été exposées au mercure alors qu’elles étaient encore dans le ventre de leur mère. Ce sont des personnes qui ont été condamnées à ce sort avant même leur naissance. Elle a dû se poser d’innombrables questions, ne sachant pas comment les soutenir, pense-t-il. Elle m’a appris que, malgré notre impuissance, nous devons tous continuer à persister et à nous battre, dans l’espoir que, de nos souffrances, naisse quelque chose de positif. Il y a de la place pour tous, et même l’existence d’une divinité comme Modae-gami a du sens. C’est grâce à Ishimure que j’ai pu faire face à l’histoire de ma ville et ai appris que toute chose a une solution ». La naissance de son fils, dix ans plus tard, le pousse à approfondir ses réflexions et à se plonger dans la quête d’une agriculture plus durable. « J’ai commencé à m’interroger sérieusement sur ce que le monde deviendrait lorsque mon fils aurait 80 ou 90 ans, s’inquiète l’agriculteur. Produire du thé de qualité ne me suffisait plus. À travers mes produits, je voulais donner un sens à ce que j’avais vu et vécu à Minamata. »

Réapprendre les liens entre l’homme et la nature

Le changement climatique, qui a déjà fait grimper les températures de 1,2 °C en moyenne au cours des cent dernières années, l’amène également à délaisser la culture du thé vert « normale ». En marchant dans les champs d’Amano, on voit le réchauffement tout chambouler année après année. Signe que les théiers perdent les repères des saisons, on trouve des fleurs de thé en hiver, alors que, dans le calendrier traditionnel, ces arbres devraient fleurir au printemps. « Les températures augmentent, et cela bouleverse le rythme des récoltes. Avant, la saison propice à la cueillette des jeunes pousses était début mai. Il faut désormais récolter presque un mois à l’avance, sinon les feuilles deviennent trop dures », explique Amano, en regardant les fleurs en forme de petites clochettes blanches. Cette évolution change déjà la donne pour les producteurs, qui mettent beaucoup d’engrais azotés pour fabriquer du gyokuro, un thé vert que l’on infuse à basse température, très estimé pour son umami prononcé.

Or, le réchauffement climatique accélérant le cycle de vie du théier, les arbres ont de moins en moins de temps pour transformer l’azote en umami. « Du coup, tout le monde se plaint et les gens disent que leurs produits n’ont plus le goût d’autrefois, poursuit le producteur de thé nature. Pour s’adapter au changement du climat, les efforts humains ne suffisent plus, on doit désormais trouver des solutions là où on n’en voyait pas. Car il y a toujours un moyen de faire autrement. C’est la plus grande leçon que j’ai apprise de l’histoire de Minamata. »

C’est ainsi que Hiroshi Amano se tourne de plus en plus vers les produits fermentés, tels que le thé oolong ou le kurocha d’Ehime qui, eux, n’ont pas besoin d’avoir un umami accentué. Il est surtout passionné, pour ne pas dire obsédé, par ce dernier, pour lequel il utilise une technique dite de « fermentation microbienne ». Cette année, il a même passé deux mois à Ehime pour en apprendre les méthodes de fabrication, lesquelles consistent à laisser du thé cuit à la vapeur puis séché quelques jours à l’orée d’un bois, pour permettre aux bactéries d’opérer leur magie. « On obtient des résultats complètement différents en fonction de l’endroit où la fermentation se déroule. Par exemple, du thé produit dans une forêt en bonne santé a un arrière-goût plus puissant », remarque-t-il, en nous servant du kurocha. De couleur brune, celui-ci est beaucoup moins amer que le thé vert, avec un arrière-goût légèrement acide, salin, qui fait penser à celui de l’algue kombu.

Ces derniers jours, il s’intéresse aussi à ce qu’il appelle yamacha (thé de montagne). Ce sont des arbres à thé qui poussent dans les forêts, sans être cultivés par l’homme. D’après certaines études, il s’agirait de descendants des théiers plantés au Moyen Âge qui ont fini par être délaissés. Sauvage, ce thé n’a rien d’un gyokuro ou d’autres types de thé produits avec de l’engrais. Une amertume presque austère frappe les papilles, en laissant derrière elle un goût minéral, qui vient probablement de la montagne dans laquelle l’arbre a grandi. Afin de faire découvrir ses inventions et réapprendre « les liens entre l’homme et la forêt », Amano tient à chaque saison un atelier de thé dans les bois, à quelques minutes de marche de sa maison. Y sont invitées des personnes venant de tout le Japon qui s’intéressent à Minamata et qui ont envie d’en connaître un peu plus sur la production du thé nature. « L’idée est de vivre en harmonie avec la diversité de la forêt. Pour cela, je sers du thé préparé dans le bois du coin, sourit Hiroshi Amano. Le fait d’être dans la nature aiguise nos cinq sens. Cela permet de sentir de manière plus vive le cycle de la vie. ».

Le goût du thé

Manger le Japon

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Texte

Yuta Yagishita

Photos

Kentaro Takahashi