Kenta Anzai, tout juste 40 ans, est un des céramistes les plus prometteurs de sa génération. Ses pièces noires travaillées à l’urushi sont convoitées par les collectionneurs du monde entier. Discret, l’artiste travaille dans la région qui l’a vu naître, Fukushima, d’où il puise encore l’inspiration pour créer des œuvres intemporelles.

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La première chose qu’il fait en entrant, c’est allumer la musique sur une petite enceinte. Une musique douce, mélodique, plutôt un fond sonore. Je ne sais pas si c’est sa façon de nous mettre à l’aise ou s’il travaille comme ça, mais l’ambiance devient tout à coup studieuse, solennelle. On baisse naturellement la voix. L’atelier semble inoccupé tant il est bien rangé. Quelques étagères en bois blond. Des vitres immaculées qui laissent filtrer une lumière douce de milieu d’après-midi. Des murs blancs crème, un parquet en chêne clair. Au milieu trône un petit tour électrique, une bassine en bois remplie d’eau, une brosse et pas une tâche. Pas de papiers ou d’annotations, pas de canettes de café ou de corbeille qu’on aurait oublié de vider. L’atelier de Kenta Anzai ressemble plus à un cabinet médical aseptisé qu’à la pièce de travail d’un céramiste. «  Je me suis installé ici il y a une dizaine d’années. Mes parents ne vivent pas loin. C’est ici que je me sens bien.  » Il suffit de taper son nom sur internet pour se rendre compte que Kenta Anzai est à la fois un des artistes céramistes les plus en vue du moment, mais aussi l’un des plus discrets : pas d’Instagram, pas de page Facebook, pas même un site personnel, et le peu de photos qu’on trouve de lui proviennent des sites des galeries qui le représentent. Un vase du céramiste de Fukushima peut facilement s’échanger à 5 000 euros – si on a la chance d’en trouver un. «  J’ai des commandes qui remontent à 2016, et je n’ai toujours pas commencé à travailler dessus, sourit l’artiste. C’est ce que j’adore dans ce métier : on a le droit d’être en retard.  »

Le chaud et le froid

Kenta Anzai est né en 1980 à Koriyama, dans la préfecture de Fukushima. Diplômé de la Kyoto Traditional Craft School, il se forme à la céramique chez Daniel Smith à Londres et avec Taizo Kuroda, Trésor national vivant1 et l’un des plus importants artistes japonais contemporains. Ses céramiques blanches et minimalistes s’arrachent à prix d’or. Pourtant, ce n’est pas sa réputation qui l’attire chez lui. «  Je ne savais pas qui était Kuroda, je l’ai découvert par hasard dans une galerie et j’ai pensé, “c’est ça que je veux faire”. Je l’ai contacté et ce n’est qu’ensuite que je me suis rendu compte que c’était un des plus grands céramistes japonais. Dans un sens, ça m’a rassuré, je me suis dit que si les céramistes qui m’intéressaient étaient ceux qui réussissaient le mieux, j’avais ma chance  !  » Ce qu’il retient du maître dépasse la technique et se rapproche plutôt d’un esprit  : «  Il avait cette vibe, cette énergie. Une allure et une vibration particulières, celles de celui qui sait où il va. Je ne serai jamais capable de reproduire ce qu’il fait, mais j’ai tenté d’appliquer cette attitude à mon travail.  » Kenta nous explique cela d’une voix calme, sans fausse modestie mais avec prudence, comme conscient de là où il est arrivé tout comme du chemin qu’il lui reste à parcourir. Il commence de travailler un pain d’argile sur sa table de travail. Il pétrit la pâte en arcs de cercle réguliers jusqu’à former une sorte d’escargot, «  c’est le kikuneri, une technique de pétrissage permettant d’évacuer toute bulle d’air qui pourrait ruiner la céramique lors de la cuisson  », explique l’artiste entre deux mouvements de bras fermes. Le processus aura duré quelques minutes, harassantes, «  normalement c’est mon assistante qui s’en charge, mais elle est en congé. J’avais perdu l’habitude  !  » Mais c’est sur le tour que s’exprime toute l’habileté du céramiste. Il écrase son pain sur le rondeau de bois, le frappe du plat de la main pour le fixer et en quelques mouvements amples et précis, il monte un cylindre d’argile grise parfaitement droit, dont il lisse les bords avec la brosse. Puis il plonge son avant-bras dans le trou du vase ainsi créé et tire la terre pour affiner la pièce en retirant l’excédent. En moins de 15 minutes, c’est terminé. Ces quelques gestes qui paraissent instinctifs, presque faciles, sont le fruit d’une accumulation de techniques et de savoirs, mais surtout d’un goût sûr. «  J’ai en tête ce que je veux produire avant de commencer. Je ne connais pas nécessairement le résultat final, mais j’ai une idée précise de ce que je trouve beau. Je pense que le beau est universel, et c’est ce qui me permet de faire apprécier mes pièces de n’importe qui. Le goût peut varier en fonction des cultures et des pays, des conditions naturelles ou géographiques. Mais je pense que fondamentalement, à la racine, il y a quelque chose d’universel que l’on partage tous, que tout le monde peut comprendre. Par exemple le rouge qui renvoie au chaud, à la douleur, et le bleu qui inspire le froid, la tristesse… c’est universel. C’est la même chose pour les formes. Si l’on compare un cube et une boule, le cube suggère la solidité, plus que le rond. Ces éléments universels, c’est ce qui m’inspire lorsque je crée mes pièces, et c’est je pense la raison pour laquelle mes céramiques plaisent à des gens de cultures très différentes.  »

Au fond de l’atelier, il entrepose les pièces qu’il vient de finaliser et qui attendent d’être expédiées. Vases, soliflores, coupes à saké, amphores… Des formes simples, aux courbes élégantes. Mais ce qui distingue sans doute le style de l’artiste de Kôriyama, c’est ce polissage noir, fruit de plusieurs années de recherches et tentatives. Après la cuisson, l’artiste applique une couche d’argile noire, qu’il fait adhérer à la pièce avec de l’urushi, la laque traditionnelle japonaise qui lui sert de colle. Puis il laisse sécher la pièce et la polit avec du papier de verre. Il répète le processus 8 à 10 fois. Ce qui fait qu’entre la cuisson et le résultat final, il peut s’écouler deux mois. «  Il y a beaucoup de styles de céramiques. Certains céramistes revendiquent d’avoir la meilleure technique possible. D’autres laissent la nature faire et décider, par exemple en cuisant dans un four à bois avec lequel on ne maîtrise pas la température ni le résultat final. Mon style s’est construit comme un puzzle, avec les choses que j’ai accumulées et que je trouve belles. Mes pièces sont le résultat de choix précis, mais que je dois aussi laisser mûrir à certaines étapes. J’introduis donc par touches des éléments que je contrôle moins, comme le polissage et l’urushi. Mais cela reste limité, car c’est moi qui choisis d’introduire ces éléments. Je ne laisse pas “faire les choses”, je sais à quel résultat je veux aboutir.  » Bien qu’il fabrique des vases ou des pots, il ne considère pas que ce sont des pièces utilitaires pour autant  : «  Mes pièces sont difficiles à utiliser dans la vie de tous les jours. Mais j’aimerais qu’elles donnent envie, même si on n’est pas sûr qu’on en aura besoin. Il y a beaucoup de céramistes qui n’arrivent pas à vendre leurs œuvres alors qu’ils fabriquent des pièces de grande qualité. Car si on a l’impression qu’on peut trouver cela ailleurs, ça ne se vend pas. Il faut créer avec comme état d’esprit qu’on ne pourra jamais trouver cette pièce ailleurs.  »

Le goût peut varier en fonction des cultures et des pays, des conditions naturelles ou géographiques. Mais je pense que fondamentalement, à la racine, il y a quelque chose d’universel que l’on partage tous, que tout le monde peut comprendre.

La liberté de ne rien connaître

Les premières traces de céramique japonaise, le togei ou yakimono, «  chose cuite  », remonteraient à l’ère Jômon (- 15 000 à - 300 ans avant notre ère). L’argile était alors cuite à feu ouvert et essentiellement utilitaire. C’est vers la fin de cette période qu’apparaissent les fameuses figurines Dogu aux yeux exorbités ainsi que les motifs flammèches et différentes ornementations décoratives. L’âge d’or de la céramique japonaise, qui influe encore aujourd’hui sur la création contemporaine, est principalement lié au développement de la cérémonie du thé à partir du XV e siècle. C’est à cette période que les fameux fours – Tamba, Shigaraki, Echizen, Bizen, Seto… – inscrivent leur suprématie et permettent à des dynasties de potiers d’émerger. Aujourd’hui encore, en se baladant dans les régions de Bizen ou de Tokoname, on peut visiter des centaines de fours en activité qui fournissent l’essentiel de la production nationale de céramiques traditionnelles, et croiser des Trésors nationaux vivants n’est pas rare. Pourtant, Kenta Anzai dit ne s’inscrire dans aucune lignée, lui qui n’a pas suivi l’apprentissage long auprès d’un maître comme il est de coutume dans la profession. «  Je n’étais pas attiré par la céramique en particulier. Ce n’est peut-être pas respectueux vis-à-vis de ceux pour qui c’est une vraie passion, mais pour moi, c’est presque un hasard. Je voulais fabriquer des objets, et la céramique a été un médium, mais ça aurait très bien pu être autre chose. Lorsque j’ai démarré, je n’avais aucune connaissance de la céramique, ni de fabricant préféré  ; à vrai dire je n’y connais pas grand-chose. Mais avec le recul, je pense que ce n’est pas une mauvaise chose  : ne rien connaître m’a offert une certaine liberté.  »

Sans notion de correct ou d’incorrect, de ce qu’il faut faire ou pas, Kenta a pu composer son style à partir d’éléments qu’il jugeait beaux, sans carcan ni règles. Supprimer ces filtres, ces biais qui freinent le processus créatif est constitutif de sa démarche  : «  Il faut produire des objets dans un état presque primitif, comme un enfant innocent. Un enfant ne se pose pas la question de savoir si c’est solide ou facilement utilisable ; il trouve quelque chose joli ou pas. La fonctionnalité est secondaire pour moi. Je cherche simplement à faire de belles choses et à les communiquer aux autres. Les labels ne m’intéressent pas vraiment, artisan, artiste… tant que je peux gagner ma vie avec ce que je fabrique, ça me va.  »

Créer pour vivre

17 h. Kenta nous invite à boire un café. Dehors, le soleil a commencé de décroître. Par la fenêtre montent des chants d’oiseaux et des odeurs de pain grillé. Quelques passants qui s’interpellent. Il est difficile de croire que c’est dans cette même région qu’un séisme de magnitude 9 suivi d’un tsunami dévastateur a causé la mort de plus de 15 000 personnes, il y a presque dix ans. Le drame du Tohoku a impacté tout le Japon, physiquement, mais aussi mentalement. Et nombreux sont les artistes qui revendiquent un avant et un après 11 mars 2011. «  Avant la catastrophe, j’accordais une très grande importance à la technique, j’essayais de me démarquer par là. Après le tremblement de terre, j’ai eu beaucoup de temps libre. J’ai fréquenté les musées, j’ai eu le temps de réfléchir au type de céramiste que je voulais devenir. Je suis allé voir une exposition du peintre français Georges Rouault. En voyant la photo sur le ticket de l’expo, je me souviens m’être dit “qu’est-ce que c’est que ces dessins d’enfant  ?”. Mais en découvrant ses œuvres en vrai, j’ai été frappé par leur force. Il se dégageait une puissance de ses peintures.  » C’est cette même puissance que Kenta Anzai s’efforce alors de chercher, et qu’il retrouve chez des artistes tels que Giacometti. C’est vrai qu’il y a quelque chose de l’artiste suisse chez le céramiste japonais, notamment dans ses soliflores noirs filiformes. Une simplicité presque primaire, qu’on ne saurait situer dans un courant particulier tant elle s’inscrit plus dans l’espace que dans le temps. Une forme élégante, pure mais imparfaite, composée d’irrégularités, d’aspérités quasi organiques. Et ce noir profond qui boit la lumière. «  J’ai compris en découvrant l’artiste Michael Eden, qui fabrique des céramiques d’une précision extrême avec une imprimante 3D, que rechercher la meilleure technique à tout prix est une quête vaine, explique Kenta. D’ici 5 à 10 ans, les machines auront supplanté l’homme en termes de technique. C’est lorsque j’ai compris cela que j’ai décidé de me concentrer sur la création de pièces puissantes. C’est là que j’ai commencé à travailler le noir.  »

Je ne travaille pas pour les autres, pour le secteur, pour l’art. J’essaie simplement de survivre, et la céramique est pour moi un moyen d’y arriver.

La pièce où nous buvons le café est au-dessus de son atelier. C’est aussi là qu’il vit. Elle est à l’image de l’artiste : simple, sans excès, agencée avec un goût certain. Sur la table en bois – qu’il a fabriquée lui-même – quelques livres d’art. Dans le fond, une chaise en bois africaine. « J’aime les objets fabriqués par les Africains, car ils dégagent une puissance qui me touche profondément. Ces chaises sont faites d’un seul bloc, sans doute parce que le fabricant n’avait pas de colle. Il ne s’est pas posé la question de savoir s’il était artiste ou artisan. Il a fabriqué cette chaise pour vivre. Or les choses que l’on fait pour vivre sont pour moi les actes les plus purs, les plus puissants. Que ce soit dans l’art ou ailleurs, si l’on fait quelque chose pour vivre, on le ressent et c’est inégalable.  » Kenta Anzai n’aime pas les étiquettes. C’est que rien ne le destinait à devenir artiste. Pas de créateurs dans sa famille, des études de sciences politiques à Tokyo et un début de carrière classique en entreprise, en tant que salaryman. C’est après un an chez un fabricant de matériel médical qu’il se rend à l’évidence  : «  Je n’étais pas un bon salaryman. Je n’avais pas ce talent, car c’est un talent comme un autre. Je cherchais une certaine sécurité en sortant de l’école, mais je me suis vite rendu compte que cette sécurité était toute relative. Quitte à mener une vie dure et incertaine, autant que ce soit en faisant quelque chose qui me plaît. » Pour lui, la vie d’artiste n’est pas différente de celle d’un salarié  : «  Il n’y a pas de message dans ce que je fais. Je travaille pour vivre. Je ne travaille pas pour les autres, pour le secteur, pour l’art. J’essaie simplement de survivre, et la céramique est pour moi un moyen d’y arriver.

Je pense que la personne qui a fabriqué cette chaise en bois l’a fabriquée avec ce même état d’esprit. Ça marche pour moi, et tant mieux, mais si un jour ce n’est plus le cas, je ferai autre chose.  »

Chercher le beau. Retrouver l’état primitif de la création. Créer pour vivre. Kenta Anzai est presque anachronique dans un monde connecté où la maîtrise des outils de communication, notamment digitaux, semble s’être imposée comme la condition sine qua non pour émerger dans le monde de la création. Un monde où moins de 5% des céramistes vivent de leur art. À l’entendre, l’équation semble simple, mais où se cachent les variables  ? «  J’ai grandi dans un logement HLM vétuste jusqu’à mes 10 ans. Je me souviens que je prenais mon bain sur le balcon à la tombée du jour, et qu’ensuite nous allions nous balader entre les immeubles sur le dos de ma mère. J’ai encore le souvenir des lumières qui passaient à travers les fenêtres le soir. Ma définition de la beauté vient de ces paysages de mon enfance, de ces lumières, de ces reflets dans le soir mourant. Cela m’a constitué. Peut-être que s’il y avait eu plus de bijoux colorés dans mon appartement, je ferais des pièces colorées et brillantes aujourd’hui. Chaque jour, je fais des choix entre ce que je trouve beau ou pas. Et mes choix découlent de tout ce qui m’a constitué. Je veux simplement que les gens trouvent mes pièces belles. J’aimerais retrouver cette lumière.  ».

Kenta Anzai, sculpter la lumière

Le japon au travail

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Texte

Emil Pacha Valencia

Photos

Kentaro Takahashi