À Tochigi, au nord de Tokyo, un artisan confectionne sans relâche des geta et autres setta, des sandales traditionnelles japonaises qui connaissent un renouveau chez la jeunesse branchée de la capitale. Loin de courir après la gloire, l’artisan, musicien à ses heures perdues, cherche avant tout à faire perdurer une culture vouée à disparaître.
En se baladant dans les rues d’Asakusa, le quartier traditionnel de Tokyo un soir d’été, il n’est pas rare d’entendre le claquement familier, tel un poney clopin-clopant sur l’asphalte, que produisent en marchant les locaux en tenue traditionnelle. C’est le bruit caractéristique, plein de charme des geta, ces chaussures en bois qui heurtent les trottoirs et rythment le pas des habitants du centre-ville en goguette. Aussi élégantes avec un bleu de travail en coton, un kimono d’été que portées avec un jean, les geta connaissent dernièrement un revival parmi les Tokyoïtes branchés.
Les chaussures contemporaines sont silencieuses, alors que toutes les chaussures traditionnelles produisent un son, c’est un peu la preuve qu’on est là, une expression de la vie. Je crois que c’est important de faire du bruit, ça signifie que je suis ici et que tu es ici, c’est une forme de communication. Seuls les cambrioleurs portent des chaussures silencieuses.
Les geta sont un genre de sabot en bois rigide à la conception simple. Elles se caractérisent par une lanière qui n’est pas sans rappeler la tong occidentale, à insérer entre les orteils. Sous la semelle en bois, dont la forme varie de l’ovale au rectangle, se trouvent généralement deux blocs en bois, ou « dents », qui élèvent la chaussure du sol. Ce système de rehaussement permet de porter les geta par temps de pluie et de garder les pieds à l’abri de la poussière, des saletés et des débris de chantier. Leur ventilation les rend particulièrement utiles lors des étés humides du Japon. En outre, elles sont réputées pour stimuler les points méridiens du corps et pour aider à maintenir une bonne posture.

Kazufumi Suzuki confectionne des geta et des setta (sandales en bambou) dans la préfecture de Tochigi depuis une dizaine d’années. Il s’est installé dans la région il y a environ un an et demi pour jouir d’un environnement sans distractions, et travaille dans son atelier, une ancienne boucherie reconvertie. L’emplacement est surtout idéal car Suzuki peut se fournir en matériaux directement auprès des artisans de la préfecture, notamment en chanvre pour la languette. En parallèle de son activité artisanale, Suzuki est l’un des membres d’un groupe de punk folk, les Seppuku Pistols, parmi lesquels on trouve des joueurs de taiko (tambour) et de flûte, ainsi qu’une joueuse de biwa, une sorte de luth traditionnel japonais1. Le groupe, qui se produit un peu partout à travers le Japon, dit « s’inspirer de la culture japonaise traditionnelle, en particulier celle de l’époque d’Edo ». Suzuki, lui, joue du shamisen dont le son est raccordé à un amplificateur qu’il porte sur son dos. Tous sont vêtus de pied en cap de vêtements traditionnels, avec tissu boro (différents textiles raccordés ensemble, ndlr), chemises de travail koiguchi, vestes de festival, et bien sûr, les indéfectibles chaussures japonaises qui ne quittent jamais leurs pieds.
Un savoir-faire qui se perd
L’histoire de la chaussure japonaise et ses multiples usages sont loin d’être ordinaires. L’on a retrouvé des traces de geta dans des sites archéologiques à Aomori qui remontent à la période Heian (794-1185), en plus de différentes sortes de geta selon l’usage. L’élite des courtisanes de l’époque d’Edo (1603-1867), les oiran, travaillaient dans des quartiers rouges enclos, comme par exemple le district de Yoshiwara dans le centre de Tokyo2. Les oiran étaient accoutrées de tenues incroyablement sophistiquées et voyantes, et portaient des geta hautes et vernies avec lesquelles elles exécutaient une marche complexe en huit, destinée à souligner la forme de la geta. Quant aux maiko, les apprenties geisha, elles avaient des geta sans « dents », mais avec un bloc en bois biseauté.
Et puis il y a la geta tengu. Les tengu sont des créatures mythologiques supposées avoir porté des geta avec une seule dent. Marcher avec requérait une certaine habileté, si bien qu’elles n’étaient employées que lors des cérémonies, rites, ou tout autre pratique religieuse. On trouve également la geta proche de la chaussure de sécurité pour les charpentiers, qui protège le pied des clous au sol. L’ère Meiji (1868-1912) connut ensuite une modernisation rapide qui vit la chaussure traditionnelle japonaise remplacée par les souliers modernes, puis les tennis. Ceux qui portaient des geta, et donc ceux qui les confectionnaient, se retrouvèrent sur le déclin.

« Il ne reste que quelques rares artisans, confie Suzuki à propos de l’industrie de la chaussure traditionnelle japonaise. Toutefois, jusqu’à l’ère Shōwa (1926-1989), plus de 1 000 artisans en fabriquaient encore. » La confection des geta étant extrêmement laborieuse – il faut traiter le bois pendant quatre ans après avoir coupé l’arbre –, « personne ne veut plus se donner autant de mal, c’est donc un savoir-faire qui se perd avec le temps », déplore l’artisan. Et de poursuivre : « Aujourd’hui, les gens au Japon se contentent de porter des articles produits en masse, à leurs yeux, tant que c’est bon marché, ça va. Bien sûr ça m’attriste, mais comme j’en avais marre de me lamenter, j’ai décidé de devenir moi-même artisan ! » Suzuki confectionne également des setta, qui sont un genre de zori, de sandale. Contrairement à leurs cousines, elles ne sont pas surélevées, mais se portent selon la même méthode, à savoir avec une languette entre les orteils. Dans la setta, la surface sur laquelle repose le pied est traditionnellement fabriquée en bambou tressé tandis que la semelle est en cuir (ou même en caoutchouc, de nos jours). Par le passé, on les fixait à la semelle à l’aide d’agrafes en métal qui produisaient leur claquement distinctif en touchant le sol.

L’histoire de la setta est la source de plusieurs théories, néanmoins il est communément admis que le maître de thé Sen no Rikyu les conçut alors qu’il se trouvait au service du seigneur Oda Nobunaga. Un jour que le maître était tombé, Nobunaga lui suggéra qu’il mette des chaussures modernes – ce que Rikyu refusa. Nobunaga lui ordonna alors de porter une paire de zori munie d’éléments empruntés aux chaussures occidentales, avec semelle en cuir et agrafes à usage antidérapant. La setta était née, qui permit aux gens de marcher dans la neige sans tomber. Selon une autre théorie, au cours de l’ère d’Edo, sur fond de criminalité endémique, l’équivalent de la police de l’époque se mit à porter des pièces de métal sous le talon pour mieux donner la chasse aux criminels, car le manque d’adhérence des zori les faisait constamment trébucher.
Quand la vie est un musée
Suzuki observe qu’aujourd’hui c’est tout l’inverse, « ce sont les gangsters qui les portent. Voilà pourquoi leur confection n’est pas considérée comme un artisanat. Pour le gouvernement japonais, elles ont trop mauvaise réputation ». Une des raisons avancées de la présence de métal sur le talon serait qu’elle pouvait aussi servir d’arme. « J’aime cette attitude, c’est très punk, poursuit l’artisan-musicien. Ce qu’il y a d’intéressant avec les chaussures japonaises, c’est qu’elles font du bruit. Les chaussures contemporaines sont silencieuses, alors que toutes les chaussures traditionnelles produisent un son, c’est un peu la preuve qu’on est là, une expression de la vie. Je crois que c’est important de faire du bruit, ça signifie que je suis ici et que tu es ici, c’est une forme de communication. Seuls les cambrioleurs portent des chaussures silencieuses. »

Kazufumi Suzuki admet que travailler comme artisan est un combat ; ce qui le motive c’est sa passion pour la culture et non la récompense financière, allant jusqu’à ajouter qu’il lui arrive parfois de ne pas pouvoir régler ses factures d’électricité. Il n’en affirme pas moins avec véhémence qu’« il n’y a rien de pire que ce qui est bon marché et facile ! Si l’on veut améliorer quelque chose, autant se servir de ses mains ». Même si, dit-il, il faut environ huit ans pour se former à un niveau professionnel. « Je veux que les gens voient ces choses, pas seulement dans un musée, mais aussi dans la vie de tous les jours. Si personne ne les utilise, elles disparaîtront. Toutefois, les belles choses du passé se mettent à prospérer si on leur donne une nouvelle vie ; alors la vie quotidienne et le monde entier deviendront un musée. ».


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