« Attendez-moi au Repas. Le café n’y est pas très bon, mais pas aussi mauvais qu’en France. » Touché. Jake Adelstein dit ce qu’il pense, et pense ce qu’il dit. Le plus américain des journalistes japonais utilise les mots comme une arme, et n’hésite pas à taper là où ça fait mal. S’il s’est surtout fait connaître pour son travail sur les yakuza, « Jake » – comme on l’appelle là-bas – se qualifie plutôt comme social justice ninja. Ce qu’il aime par-dessus tout ? Déranger ceux d’en haut : l’État, les grands patrons, les hauts fonctionnaires, personne n’est épargné. Discussion à bâtons rompus avec celui que beaucoup voudraient faire taire.
Qu’est-ce qui vous a amené au Japon pour la première fois ?
Tout a commencé comme ça. J’étudiais dans un lycée très conservateur au fin fond du Missouri, une sorte de classe prépa pour rednecks. Or il se trouve que j’ai toujours eu un côté nerd, j’étais donc une proie facile. Je me faisais tout le temps bizuter par le capitaine de l'équipe de foot de l’école et ses copains. Est arrivé le moment où je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, que ça ne pouvait pas continuer comme ça. J’ai donc demandé à mon père de m’apprendre une ou deux techniques d’autodéfense, que j’ai pratiquées sans relâche durant plusieurs semaines jusqu’à les maîtriser parfaitement. En partant à l’école ce matin-là, je l’ai prévenu : « Papa, il se peut que tu reçoives un appel du bureau du directeur aujourd’hui. » Durant le cours de bio, alors que j’étais au tableau, ils ont recommencé à m’humilier. C’était la goutte de trop : je suis allé jusqu’au bureau du type et lui ai foutu un coup de pied dans les couilles. Alors qu’il était plié en deux, j’ai frappé sa tête contre son bureau. Je ne lui ai pas pété le nez, mais pas loin. Le prof a fait évacuer la salle et nous a pris à part. « Messieurs, a-t-il dit. Voilà deux scénarios à ce qu’il vient de se passer. Le premier, c’est que vous avez trébuché, et que vous allez donc vous rendre à l’infirmerie pour soigner tout ça. Le deuxième, c’est que M. Adelstein vous a frappé, et il va donc être viré de l’école. Mais cela veut aussi dire qu’il vous a botté le cul et que toute l’école va le savoir. Lequel des deux scénarios préférez-vous ? » Le gars n’a pas hésité une seule seconde : il avait trébuché.
Vous aviez un professeur plutôt ouvert d’esprit.
Bon, il a quand même posé une condition. Il a sorti son calepin et m’a dit : « Je comprends très bien pourquoi vous avez fait cela, mais il va falloir canaliser cette énergie. Voici le numéro d’une très bonne école de karate. Vous allez vous y inscrire. » C’était ça, ou un centre de rééducation pour jeunes délinquants, j'avoue que moi non plus je n’ai pas hésité (rires).
C’est donc le karate qui vous a introduit à la culture japonaise ?
Mon professeur de l’époque avait grandi à Okinawa, le berceau du karate. Il faut savoir que le karate s’est développé en réponse à l’occupation du royaume des Ryūkyū par le Japon à la fin du XIXe siècle. Les armes leur étant interdites, les paysans d’Okinawa ont perfectionné une forme de combat à mains nues. En quelque sorte, on pourrait dire que le karate est l’art de tuer l’oppresseur japonais (rires). Bon, à l’époque ce n’était pas mon objectif et je ne connaissais pas tout ça. Le karate m’a surtout apporté de la discipline. C’est aussi ce qui m’a amené vers le bouddhisme et le zen. Mais en réalité je ne m’orientais pas vraiment vers le journalisme, et le Japon ne m’intéressait que de loin. J’ai commencé par rejoindre le club de théâtre du lycée, et j’ai tellement aimé ça que je voulais devenir comédien. Comme je n’avais pas assez d’argent pour aller à New York, j’ai commencé à étudier dans une fac du coin. Je continuais d’apprendre le japonais pendant mon temps libre, plus par loisir qu’avec un objectif concret. Mais un jour venteux, alors que je traversais le campus, un prospectus sur les études au Japon m’a frappé en plein visage.
Vous vous moquez de moi ?
Je vous jure que c’est vrai ! Personne ne me croit, mais c’est vraiment arrivé comme ça. Et je m’en souviens comme si c’était hier. J’allais vers le McDo, donc je me suis demandé : « Est-ce que je vais chercher mon Filet-O-Fish maintenant, ou est-ce que je vais d’abord au Bureau des études internationales pour me renseigner sur ce programme ? » J’ai décidé que mon Filet-O-Fish pouvait attendre. J’arrive donc au Bureau, et je dis que j’aimerais partir étudier au Japon. « Impossible », me répond-on. Il fallait un minimum de deux ans d’études de japonais. J’étais frustré, mais je ne voulais pas lâcher. Je demande alors à la responsable du programme combien d’étudiants viennent de Sophia (université privée tokyoïte, ndlr). « 20 », me répond-elle. Et combien du Missouri ? À cause du yen, qui était si fort à l’époque, aucun étudiant américain ne voulait se rendre au Japon. « Aucun », me dit-elle. Je sentais qu’elle était embarrassée, j’ai alors enfoncé le clou : « Je ne suis pas un expert en culture japonaise, mais si nous avons 20 étudiants japonais qui viennent et que nous n’en envoyons aucun, ce n’est plus un échange, c’est une catastrophe. Moi, je me porte volontaire, et je pense que c’est une bonne offre. Qu’en dites-vous ? » C’est comme ça que je me suis retrouvé à Tokyo.
Vous débarquez donc avec un an de japonais, quelques bases de karate et les poches vides.
C’est un peu l’idée ! Je m’étais quand même préparé, j’avais lu deux, trois bouquins sur la culture japonaise afin de ne pas arriver complètement ignorant. Je pense que c’est une constante dans ma vie, je me suis toujours préparé avant d’affronter les choses. Et c’est, je crois, une des qualités attendues d’un journaliste : maîtriser un sujet que vous ne connaissez pas en très peu de temps. Un accident nucléaire, par exemple, implique de lire sur la fusion atomique, sur la gestion des déchets, etc. La seule chose pour laquelle je ne m’étais pas préparé dans ma vie était le mariage, et ça ne m’a pas trop réussi (rires). Donc je débarque au Japon dans une gaijin house, une sorte de coloc un peu crado pour étrangers où l’on vivait à quatre dans une petite piaule. C’était vraiment pas terrible. J’avais 19 ans et on était à la fin des années 1980. Pour gagner de l’argent, j’enseignais l’anglais, mais je n’avais pas l’impression de vivre totalement mon expérience, et le peu d’argent que j’arrivais à faire passait dans mon loyer. C’est alors que je tombe sur un autre gaijin comme moi, Chris, un soir alors que j’allais me chercher un ginger ale dans un conbini. Il a failli me rentrer dedans avec son vélo. On discute, et j’apprends qu’il donne des cours d’anglais à un prêtre bouddhiste de l’arrondissement de Toshima, mais qu’il n’a plus le temps. Il me propose de me le présenter à condition de récupérer 10 % de mes gains, comme commission. Je me dis que ça doit être une pratique locale. J’accepte sans hésiter.
C’est comme ça que vous rencontrez Ryogen, celui qui deviendra votre maître zen ?
C’est surtout comme ça que j’ai trouvé un endroit où dormir gratuitement ! Il faut se rappeler qu’on était en pleine bulle économique, personne ne voulait devenir prêtre bouddhiste. Ils avaient donc au temple une chambre de jeune apprenant inoccupée. La piaule faisait quatre tatami, soit pas beaucoup plus que six mètres carrés. Ryogen me propose de l’occuper en échange de cours d’anglais, mais sous certaines conditions : « Tu gardes tes cheveux coupés courts ; tu ne peux pas recevoir de femmes dans ta chambre ; et tu dois venir au zazen tous les dimanches, même si tu as la gueule de bois. » La vie au temple, dans un endroit de Tokyo où vous ne croisiez pas grand monde qui parlait anglais, m’a véritablement plongé dans la culture japonaise et m’a convaincu que vivre ici était bien plus intéressant que de poursuivre une carrière de comédien. De toute façon j’ai une mémoire émotionnelle tellement mauvaise que j’aurais fait un piètre acteur.
À ma grande surprise, j’avais réussi le concours d’entrée et j’intégrais le quotidien le plus diffusé au monde.
Ce qui était supposé être un échange d’un an s’est donc transformé en votre nouvelle vie. Est-ce à ce moment-là que vous avez décidé de vous orienter vers le journalisme ?
J’ai décidé de rester à l’université de Sophia pour un programme régulier. Mais vivre au Japon implique de maîtriser la langue. Or rien de mieux que d’écrire le plus possible pour ça. J’ai donc commencé par de petits articles pour le Jōchi shimbun, le journal étudiant de l’université. J’avais déjà une promesse d’embauche chez Sony après mon diplôme, mais je devais trouver une motivation pour continuer d’étudier, il me fallait un challenge. Je me suis donc dit qu’en essayant de passer les concours pour les grands quotidiens japonais, cela m’obligerait à bachoter. Je voulais essayer, je n’avais rien à perdre et, dans le pire des cas, mon japonais n’en deviendrait que meilleur. J’ai acheté tous les bouquins, me suis inscrit à des cours du soir, et me suis vraiment préparé. Arrive donc le jour du concours pour le Yomiuri shimbun. Je me souviens que l’essai portait sur la politique migratoire du Japon. J’ai défendu le fait qu’il n’existait pas de politique migratoire à proprement parler, qu’elle reposait plutôt sur l’exploitation des travailleurs étrangers en fonction des besoins de l’industrie. L’examen n’a pas été un échec total : j’ai obtenu 79/100, même après avoir oublié des questions au dos de ma copie (rires). À ma grande surprise, j’avais réussi le concours d’entrée et j’intégrais le quotidien le plus diffusé au monde.
Vous êtes surtout le premier non-Japonais à y être embauché. Est-ce que l’intégration n’a pas été trop difficile ?
Pour tout vous dire, ils pensaient même que c’était une erreur, j’ai failli me faire évacuer par la sécurité le premier jour ! Le souci, c’est qu’à force de me concentrer sur l’écrit, je n’étais pas très bon à l’oral. Cela me rendait très nerveux, j’ai donc demandé à effectuer un stage de préparation avant de commencer le travail. On m’a envoyé à Chiba, au sud de Tokyo, afin d’observer et de me perfectionner. J’accompagnais les reporters sur le terrain, écrivais des articles pour m’entraîner. Puis, en 1993, j’ai été affecté aux affaires criminelles à Saitama, dans la banlieue de Tokyo. C’est là que tous les reporters commencent, que l’on apprend la base du métier : qui, quoi, quand, où, et avec un peu de chance, pourquoi. Au début, on avait du mal à croire que j’étais un journaliste travaillant pour un journal japonais. J’avais donc pris l’habitude de me balader avec mon brassard accroché à mon costume partout où j’allais. J’emportais aussi une photocopie de l’article que j’avais publié dans le journal pour pouvoir le montrer aux gens qui ne me croyaient pas. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai eu ce regard mi-surpris, mi-méprisant, qui vous dit : « Oh, mais c’est qu’il peut parler en plus ! » (Rires.)
Quel a été votre premier scoop ?
À l’époque, au début des années 1990, il y avait ce que l’on appelait des telephone clubs. C’était des sortes de cafés où les hommes se rendaient, bavardaient avec des filles par téléphone – il n’y avait pas d’appels vidéo à l’époque – et puis se donnaient rendez-vous, en général pour avoir une relation sexuelle tarifée. On voyait des publicités un peu partout, et les gérants se faisaient pas mal de blé avec ces business. Je crois que le plus connu s’appelait Ring Ring House, ou quelque chose comme ça. Il y avait eu un braquage dans une Ring Ring House d’Omiya, à Saitama. Je me rends sur les lieux et je tape mon rapport. Il se trouve que le criminel, avant de quitter le club, avait dit aux employés : « Comptez jusqu’à 10 avant de relever la tête, sinon, je vous la fais sauter. » Notre job aux affaires criminelles, c’est de lire la presse locale et nationale tous les jours, notamment pour voir si on ne nous a pas volé un scoop. Et là, je réalise qu’un autre telephone club, en dehors de Saitama, avait également été cambriolé et que le criminel avait dit exactement la même chose avant de s’enfuir ! Je me rends à Tokyo pour faire des recherches sur les bases de données. Je découvre alors plusieurs affaires dans toute la région avec le même modus operandi et cette même phrase : « Comptez jusqu’à 10… » Je vais donc voir la police pour les informer. En recoupant les données, ils finissent par établir un pattern et le cueillent au telephone club suivant. Pour me remercier, les flics m’appellent : « Hey, on a chopé le type, si tu veux le scoop, viens vite car on va devoir annoncer l’arrestation. » J’ai filé sur les lieux et j’ai même réussi à prendre le gars en photo. C’était mon premier scoop. J’y ai vite pris goût.
À cause de l’adrénaline ?
Oui, bien sûr, mais pas seulement. Je vais vous donner un autre exemple. Il y avait eu ce scandale au milieu des années 1980 au Japon à propos de patients hémophiles qui avaient contracté le virus du Sida à partir de sang contaminé. Alors que le ministère de la Santé avait été averti des risques de transmission du VIH par le sang non traité, ils ont tout de même autorisé des campagnes d’information de la Green Cross Corporation, une des plus grandes compagnies pharmaceutiques du Japon, sur la sûreté des produits sanguins non traités (Un enregistrement confisqué par la police a prouvé que plusieurs membres du Panel d’étude sur le VIH du ministère de la Santé étaient bien au courant des risques dès 1983. Plusieurs dirigeants de la Green Cross Corporation, ainsi qu’un membre du ministère et un expert, seront inculpés. Au total, plus de 1 800 patients hémophiles ont contracté le Sida, et 400 en sont morts). Au journal, on nous avait envoyé une liste des centres où les gens avaient reçu des soins avec du sang non traité, afin d’avertir la population. Mais la liste était très incomplète, il manquait beaucoup d’établissements, ou leurs coordonnées étaient erronées. Mon éditeur me dit alors : « Vas-y. Trouve ces endroits, complète les informations », et me donne du temps pour enquêter. Au final, nous avons pu ajouter plusieurs centres et hôpitaux à la liste avant de publier l’article. Ça a été une sorte de déclic pour moi : j’ai pris conscience que le journalisme d’investigation pouvait avoir une véritable utilité sociale. J’arrivais à la conclusion qu’un scoop, ce n’est pas seulement écrire une info avant tout le monde, c’est aussi écrire quelque chose que personne ne sait, et parfois même qu’on ne veut pas que tu écrives.
Quelles sont les qualités requises pour être un bon enquêteur ?
Il faut avoir une bonne mémoire. Car parfois des choses sont annoncées, mais rarement reprises. Il vous faut également un bon réseau d’information, et pour cela, il faut que l’on vous fasse confiance. Le monde est petit, et l’on sait vite si l’on peut ou non compter sur vous. Or la confiance, c’est votre monnaie d’échange en tant que journaliste. Cela est particulièrement vrai avec les yakuza. Il faut savoir jouer sur leurs animosités mutuelles. Le Sumiyoshi-kai vous donnera des infos sur le Yamaguchi-gumi, et vice-versa, car ils ne s’aiment pas beaucoup. Ils ne vous diront jamais des choses qui peuvent les mettre dans une position de faiblesse, mais si cela peut nuire à leurs ennemis, alors ils n’hésiteront pas. Et ils ont de bonnes infos ! Car l’information, c’est leur gagne-pain. C’est ce qui leur permet de remporter des appels d’offres sur des projets de construction ou de faire chanter des élus. Ce qu’il faut aussi prendre en compte, c’est que même les pires yakuza ont un code éthique, une morale. Un yakuza vous dira typiquement : « J’applique des taux d’intérêt exorbitants pour mes prêts, mais je ne pousse pas les gens à s’entretuer pour collecter l’argent de leur assurance vie, ça, c’est complètement taré ! » Au fond, je crois que tout le monde, même le pire des criminels, veut qu’on l’estime, qu’on le considère comme une bonne personne. Vous pouvez donc jouer sur cette fibre morale, sur leur volonté de « bien faire » – ou en tout cas de faire mieux que les autres – pour obtenir des infos. Lorsque Tadamasa Goto voulait ma mort car je m’apprêtais à publier une histoire compromettante sur lui (Après des mois d’enquête, Jake Adelstein a découvert que Tadamasa Goto, le boss du Goto-gumi, une des plus grandes familles de yakuza du Japon, avait une entente avec le FBI : il leur livrait des informations sur les parrains des familles de yakuza en échange d’un laissez-passer lui permettant d’aller se faire opérer le foie à l’hôpital universitaire de UCLA), je suis allé voir le camp d’en face et leur ai expliqué simplement : « Hey, j’ai un gros dossier sur Goto, et je sais que vous ne l’aimez pas beaucoup. Cette histoire peut lui faire beaucoup de mal, ce qui est dans votre intérêt, je crois. Mais voilà, il veut ma peau. S’il me tue, l’histoire ne sortira jamais. Ce serait peut-être dans votre intérêt de me protéger, non ? » Même avec un yakuza, vos intérêts peuvent se rejoindre à un certain point.
Un scoop, ce n’est pas seulement écrire une info avant tout le monde, c’est aussi écrire quelque chose que personne ne sait, et parfois même qu’on ne veut pas que tu écrives.
Est-ce le même fonctionnement avec la police ?
C’est exactement pareil. Vous leur filez des infos, ils vous filent des scoops : c’est une transaction. La plupart des journalistes ne consacrent pas assez d’énergie à tisser cette relation avec la police, alors qu’elle est essentielle à notre travail. Et elle peut vous être utile dans les moments où vous vous y attendez le moins. En 2014, Mark Karpelès est arrêté par la police japonaise car ils le suspectent d’avoir détourné près de 500 000 dollars en bitcoins de sa propre plateforme d’échange, Mt. Gox, le plus grand hack de cryptomonnaie de l’histoire à l’époque. Et puis les infos qu’on obtenait ont commencé à jeter le doute sur la version de la police : on semblait plutôt avoir affaire à un entrepreneur maladroit qu’à un criminel de génie. Mark avait été arrêté de manière très soudaine. Son avocat, Ogata-san, me contacte alors pour me demander si je peux m’occuper de ses chats car il n’y a personne pour les nourrir. Je vais donc chez Mark, et bien sûr, je regarde un peu autour de moi. Je ne fouillais pas, mais disons que mes yeux se baladaient (rires). Et là, sur son bureau, je tombe sur toutes sortes de cartes de visite : FBI, Homeland Security, IRS… Et comme j’ai une bonne mémoire, en rentrant, je contacte toutes ces personnes : « Hey, vous discutez avec Mark Karpelès ? Vous vous intéressez à cette histoire de hacking ? » Bien sûr, personne ne m’a répondu. Mais un été, quelques mois plus tard, je reçois un e-mail d’un inspecteur de l’IRS (Internal Revenue Service, agence fédérale des États-Unis en charge de faire respecter les lois fiscales et de collecter les taxes) qui veut me rencontrer à Tokyo. On se donne rendez-vous dans un izakaya bon marché, c’était le milieu de l’été, on transpirait à grosses gouttes dans nos t-shirts en buvant de la Asahi Superdry – pas vraiment le genre de scène que l’on voit dans un film d’espionnage. Le type m’explique alors qu’il suspecte quelqu’un d’autre, un Russe, et que pour avancer, il a besoin des données d’échange de la blockchain, mais que la police japonaise ne veut pas les lui fournir. Il veut que je l’aide à obtenir les data. Je pose deux conditions : « Un, si vous arrêtez le type, je veux que vous publiiez un communiqué de presse qui explique que vous avez arrêté le criminel responsable du détournement, et deux, que vous m’avertissiez 12 heures avant l’arrestation. » Il a accepté la première condition, mais m’a poliment envoyé balader pour la deuxième (rires). Grâce à l’avocat de Mark, j’ai pu obtenir une copie cryptée des données et les transmettre à l’IRS, ce qui a aidé les autorités américaines à identifier le criminel à l’origine du piratage. Et la police a tenu parole : quand ils ont chopé le type qui avait fait le coup, ils ont publié le communiqué qui, en creux, innocentait Mark Karpelès. 30 ans après mes débuts, les mêmes règles s’appliquaient toujours dans l’échange d’informations.
Le travail d’investigation journalistique n’aurait finalement pas tant changé ces 30 dernières années ?
Ce qui a changé, c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de bases de données. Vous aviez donc intérêt à avoir une bonne mémoire et savoir où chercher. Étrangement, alors qu’Internet s’est démocratisé, il s’est aussi refermé : tout est maintenant derrière des paywalls. Si vous voulez faire des recherches documentaires, il vous faut pas mal d’argent pour avoir accès à tous les journaux en ligne, or ce n’est pas toujours le cas. En fin de compte, trois choses ont vraiment changé selon moi. Premièrement, la possibilité de partager vos données. À une époque où l’on doute de tout, je pense que c’est important que les journalistes partagent leurs données en accès libre – tant que cela ne porte pas atteinte à leurs sources. Deuxièmement, les réseaux sociaux nous permettent de chercher de l’information de manière collaborative : les gens peuvent vous filer des tuyaux, vous pointer dans la bonne direction, partager une histoire similaire. Il y a là un potentiel énorme. Troisièmement, et c’est lié à mon point précédent, il faut protéger ses sources et se protéger soi-même. À l’époque, au Yomiuri, vous ne signiez pas les articles de votre nom. Si quelqu’un n’était pas content avec ce que vous aviez écrit, ils ne pouvaient pas s’en prendre directement à vous. Aujourd’hui, si. La notoriété peut vous permettre d’obtenir des informations, les gens vont vous écrire, vous aider. Mais le revers de la médaille, c’est que ce que vous écrivez peut aussi vous attirer des ennemis : vous êtes une cible facile.
Avez-vous beaucoup d’ennemis ?
Un détective que j’admire m’a un jour dit : « Un enquêteur qui n’a pas d’ennemis, c’est qu’il n’enquête pas assez. » Une des raisons pour lesquelles il y a dans Tokyo Vice (Éditions Marchialy, 2016) plus d’informations personnelles sur moi que je ne le voudrais, c’est que Tadamasa Goto avait mandaté un détective privé pour fouiller dans ma vie. Lorsqu’on m’en a averti, j’ai rencontré le détective et je lui ai dit : « Tout ce que j’ai fait de moralement questionnable sera dans le livre, vous pouvez donc aller vous faire foutre. Et si jamais vous allez fouiller du côté de ma famille, j’ai votre nom, et j’irai vous dénoncer à la police. » Ils ont arrêté d’enquêter. Ironie de l’histoire, quelques années plus tard le nom de ce détective s’est retrouvé impliqué dans une affaire de corruption pour obtenir des registres téléphoniques de la police ! Ce n'est pas de la paranoïa : les yakuza, les dirigeants de grands groupes, les hommes politiques vont enquêter sur vous, tenter de voir avec qui vous discutez, avec qui vous dînez, avec qui vous couchez, pour vous discréditer et tenter de vous faire taire. Être un journaliste d’investigation implique d’écrire ce que certains ne veulent pas que vous écriviez, et ils mettront tout en œuvre pour vous en empêcher. Si vous voulez être aimé, je vous conseille plutôt de postuler chez Disney pour jouer le rôle de Winnie l’ourson, mais pas de devenir enquêteur (rires).
Dans le Classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, le Japon est passé de la 12e à la 71e place en moins de 10 ans. Que s’est-il passé ?
Au Japon, vous avez le Parti libéral-démocrate (PLD) – qui n’est ni libéral, ni démocrate –, un parti à l'origine financé grâce à l’argent des yakuza qui domine la scène politique depuis l’après-guerre. Lorsqu’ils perdent les élections en 2009, le Parti démocrate du Japon (PDJ) promet plus de transparence, un accès plus facile aux informations, une ratification des traités sur la liberté de la presse. Et ils l’ont fait ! Les choses se sont considérablement améliorées au Japon pour les journalistes à ce moment-là. Et puis Abe revient au pouvoir en 2016, et le pays fait machine arrière, notamment avec le Personal Information Protection Act, qui empêche la police de divulguer les noms des personnes impliquées dans des affaires criminelles, et le Act on the Protection of Specially Designated Secrets, une loi qui fait encourir de gros risques aux lanceurs d’alerte et aux journalistes qui voudraient publier des informations gênantes pour le gouvernement, à partir du moment où ce dernier décide de classer ces informations comme « secret d’État ». Lorsque Abe est revenu au pouvoir, j’ai réalisé que les pires criminels ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Pire que les yakuza ?
Bien pire ! En voilà un autre : Heizo Takenaka, le président de Pasona, une des plus grandes sociétés de ressources humaines du Japon. Ce dirigeant et son entreprise ont tellement de pouvoir et d’influence qu’ils ont démantelé le droit du travail au Japon pour leur unique bénéfice. Ils ont fait plus de mal au Japon que les yakuza ne l’ont jamais fait. Et qui en paie les frais ? La population. Tepco est pas mal dans son genre non plus (Tokyo Electric Power Company, le plus grand producteur privé mondial d’électricité avant sa nationalisation en 2012. Responsable de la centrale de Fukushima au moment de la catastrophe du 11 mars 2011, il fut fortement critiqué pour sa gestion de crise).
Il y a aussi cette histoire, qui a fait l'objet d'un chapitre non publié de Tokyo Vice. Lorsque j'étais en poste à Saitama, en plus de la police, je couvrais également les affaires politiques et environnementales. C'est alors que j'ai découvert que la préfecture de Saitama altérait de manière systématique les données des études sur la contamination à la dioxine dans le lait maternel – ce qui peut avoir des conséquences mortelles pour les nouveau-nés –, afin de montrer que les taux de la région n'étaient pas plus élevés qu'ailleurs. Ça n'a rien à voir avec les yakuza, mais c'est peut-être un des scoops dont je suis le plus fier.
On dit souvent que les yakuza ont pu avoir une forme d’utilité sociale par le passé, notamment dans les communautés locales. Est-ce qu’avec la chute de leur nombre et le contrôle toujours plus grand de leurs activités, ils ont perdu de cette utilité ?
Il y a une donnée assez intéressante : alors que le nombre de yakuza a diminué ces 20 dernières années, le nombre d’avocats n’a cessé d’augmenter. Car toutes les choses pour lesquelles les gens se tournaient naturellement vers les yakuza – expulser des locataires qui ne paient pas, régler des conflits de voisinage, recouvrer des dettes –, ce sont maintenant les avocats qui s’en chargent. Leur rôle social s’est amoindri. Au Japon il existe un mot, sukima sangyō, littéralement « le business entre les fissures ». Il désigne ces petites choses du quotidien dans une société qui créent des frictions, mais dont il faut néanmoins s’occuper : quelqu’un vous rentre dedans en voiture et l’assurance ne veut pas payer, comment faire ? Eh bien, vous faites appel à un service appelé jidan-ya, une sorte de conciliateur qui va trouver une solution à l’amiable pour que tout le monde s’y retrouve. Longtemps, les yakuza s’occupaient de ces sukima sangyō, et ça arrangeait bien tout le monde. Dans certaines communautés, les yakuza pouvaient aussi jouer un rôle de gardien de la paix en contrôlant la petite criminalité, les mauvais payeurs dans les restaurants, les poivrots dans les bars. Ce qu’il faut aussi savoir, c’est que les yakuza, au contraire des fonctionnaires – y compris les fonctionnaires de police – qui sont mutés tous les deux ans, avaient accumulé un savoir sur les communautés locales, une forme de mémoire institutionnelle, ce qui leur permettait d’être au plus proche des populations et de leurs besoins. Mais tout cela a beaucoup changé depuis une dizaine d’années.
À cause du vieillissement de la population ?
En partie. L’âge moyen des yakuza tourne aujourd’hui autour de 50 ans. Je pense que d’ici 10 ou 15 ans les yakuza deviendront une sorte de club du 3e âge avec très peu d’argent. Un peu comme un groupe de collectionneurs de Pokemon : plus trop dans le coup, mais toujours là (rires). Mais en tant que force sociale, je pense qu’ils auront fini de perdre toute forme de pertinence et d’influence. La police a réussi à diviser les groupes et à leur mettre tellement de bâtons dans les roues que leur pouvoir, la crainte qu’ils pouvaient susciter ont quasiment disparu dans l’esprit des gens. Et les jeunes ne veulent plus devenir yakuza : qui veut risquer 30 ans de prison pour avoir tiré avec une arme à feu ?
Est-ce que l’on peut dire que le Japon devient un pays plus sûr ?
Bien sûr, mais pas parce qu’il y a moins de yakuza. Aujourd’hui, il y a des caméras de surveillance partout. Je crois qu’il n’existe plus un endroit au Japon où il n’y ait pas de caméra. Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, vous êtes filmé. Avec toute la population sous surveillance en permanence, c’est très difficile de commettre des crimes et d’espérer s’en sortir. Mais ce sentiment de sécurité ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes, qu’il n’existe pas d’injustices ou de criminalité à une autre échelle. Il faut rester vigilant. Vous savez, on me dit souvent : « Vous qui critiquez tant le Japon, si vous ne l’aimez pas, vous n’avez qu’à partir. » Ce qui est complètement absurde ! Je vis ici depuis plus de 30 ans, mes enfants ont la citoyenneté japonaise, j’ai construit ma vie au Japon. Lorsque vous aimez quelque chose, vous voulez le rendre meilleur, non ? De plus, dans mes écrits, je ne fais que rappeler des choses sur lesquelles le Japon s’est engagé. Le Japon a ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme, est-ce si mal de leur demander des comptes là-dessus lorsque j’observe des manquements ? Être apathique face à ce qui vous déplaît, c’est l’inverse de l’amour.