D’ici 2035, un homme japonais sur trois sera célibataire. Dans un pays où l’on ne fonde pas de famille hors des liens du mariage, la tendance est alarmante. Les Japonais renonceraient-ils à l’amour ou subissent-ils ce célibat ? Seraient-ils soudainement épris de liberté ou faut-il voir là l’expression d’un rejet face à un schéma familial traditionnel trop lourd à porter ? Rencontre avec les grévistes de l’amour.

Pour Vosot Ikeida, 58 ans, les hommes ne décident pas sciemment de ne pas se marier. Ils sont « inconsciemment en grève ». Il poursuit : « Quand ils réfléchissent à ce qui les attend, en matière de responsabilités, lorsqu’ils se marient et font des enfants, ils en viennent à la conclusion que cela ne correspond pas à leurs envies. » Vosot Ikeida est ce que l’on appelle au Japon un hikikomori, un « reclus social ». Depuis plus de quarante ans, il vit seul et ne sort de chez lui qu’une à deux fois par semaine. Il ne s’est jamais marié. Mais bien avant de devenir hikikomori, Vosot Ikeida affirme n’avoir jamais voulu d’enfant. « Il n’y a pas d’avantages à cette vie, affirme-t-il. Tous les hommes japonais partagent ce raisonnement, hikikomori ou pas. Peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients. » Pression sociale d’être le chef de famille, épuisement au travail pour assurer financièrement le bien-être du foyer, « la vie devient un enfer ».

Selon un sondage réalisé auprès d’un panel de 100 hommes en 2020 par Famico, les Japonais déclarent renoncer à avoir une petite amie afin de jouir de leur liberté et de leurs propres hobbies (31,4 %) ou de donner la priorité à leur carrière professionnelle (18,6 %). Certains affirment ne pas avoir de bons souvenirs amoureux (15,4 %), alors que d’autres pensent ne pas pouvoir se le permettre financièrement (8,6 %), préférant vivre sans attaches sentimentales (7,4 %) ou estimant qu’il est plus facile de vivre seul (4,2 %). À Tokyo, sur les panneaux publicitaires de la ligne JR Yamanote sont vantés les mérites du « Ō-hitorisama », la personne qui vit seule. Dans les librairies, guides de voyage en solo ou essais qui analysent ce nouveau mode de vie font florès. Agences de voyages, hôtels et restaurants qui ont très vite senti le filon proposent des formules spéciales « Ō-hitorisama » : le célibat a le vent en poupe. « Les Japonais ne perçoivent pas la solitude comme en Occident », précise Kazuhisa Arakawa, auteur des livres Société super-solo : le Japon, le choc d’une nation de personnes non mariées et Ces hommes qui ne se marient pas (non traduits). « Être physiquement seul n’équivaut pas à isolement mental. Au contraire, de nombreux Japonais se sentent très à l’aise dans le fait d’être seuls, la souffrance est plutôt expérimentée dans le groupe. »

Photos It felt safe here ©Maika Elan

La société solitaire

D’ici 2035, un homme japonais sur trois sera célibataire, affirme Kazuhisa Arakawa, qui a fondé un laboratoire de recherches entièrement consacré à l’économie et à la culture de la « société solitaire ». Un terme qui inclut les hommes divorcés, veufs, mais aussi tous ceux qui n’ont pas franchi le cap du mariage, petite amie ou pas. Pour lui, la raison majeure de cette tendance est économique. « Jusque dans les années 1980, la majorité de la population était mariée, la dégringolade a commencé dans les années 1990. » Après l’explosion de la bulle spéculative 1, les salaires ont drastiquement baissé. Le chercheur rappelle que parmi ceux qui ne se marient pas, « se trouvent également ceux qui subissent la situation comme un échec ». Au Japon, si l’on n’a pas réussi à se marier, on a un problème. « Les quarantenaires s’estiment souvent plus malheureux de cette situation. Ils ont un manque terrible de confiance en eux et se considèrent comme incompétents. » Autre facteur important de la baisse du nombre de mariages, « la forte diminution du système de mariage arrangé, l’Omiai, qui donnait un cadre social à la formation des couples. En 1965, le ratio des mariages arrangés était majoritaire, aujourd’hui il est de 5 % », explique Kazuhisa Arakawa. Autrefois, ce sont les parents qui choisissaient les partenaires de leurs enfants. Puis les unions se sont faites sur le lieu de travail, orchestrées par les patrons. « Les entreprises ont encouragé les employés à se marier jusque dans les années 2000. Avant que le harcèlement sexuel dans l’entreprise ne devienne un fléau. » Sans cadre ni intermédiaire, le nombre de mariages n’a cessé de chuter. En d’autres termes, « sans configuration adéquate, pas de mariage », estime le chercheur. L’expert nuance toutefois le caractère alarmiste de cette tendance au célibat, qui n’est pas totalement nouvelle. Historiquement, il y a toujours eu beaucoup d’hommes célibataires au Japon, notamment à Tokyo. En effet, pendant Edo (1603-1868), le deuxième et le troisième fils d’une fratrie ne pouvaient hériter des terres de la famille qui revenaient à l’aîné : ils se trouvaient donc marginalisés. C’est toute une culture et une économie qui s’est développée autour de ces hommes privés de noces, faute d’héritage. Kazuhisa Arakawa multiplie les anecdotes : « Le sushi a été inventé pour les hommes célibataires d’Edo, à l’époque considéré comme le fast-food ». Un business se crée autour de la cuisine des yatai, izakaya et autres échoppes de nouilles dont ces célibataires sont très friands. Une restauration qui a prospéré grâce à ces vieux garçons qui n’avaient pas beaucoup d’argent. « Les services modernes que tout le monde utilise aujourd’hui sont nés pendant Edo et étaient destinés aux hommes célibataires, qui étaient beaucoup plus nombreux que les femmes. C’est le cas par exemple du kibyōshi, le manga de l’époque, du bijin-ga, les effigies de femmes que l’on peut comparer à des idoles, ou même du Yonmonsen, l’ancêtre du magasin Daiso “Tout à 100 yens”. » Le Ō-hitorisama n’avait pas de nom durant Edo mais existait déjà.

Aujourd’hui, l’entreprise et l’université restent les deux lieux majeurs de formation des couples japonais. Fraîchement diplômé, Shunya Nishimura, 25 ans, a une petite amie depuis trois ans, mais le mariage le rend perplexe. « Je trouve que c’est une chose magnifique. Mais je reste logique et pragmatique et cela ne me donne pas envie. » Le jeune homme ne veut pas être « le pilier de la famille sur lequel tout repose financièrement. Nous aimerions opter pour le concubinage ». Mais malgré leurs convictions, éviter la case mariage sera une vie semée d’embûches dans le cadre d’une vie à deux au Japon. « Les couples non mariés ne peuvent pas louer de logement ensemble », déplore Shunya. Et les contrats comme le Pacs n’existent pas. Dans l’archipel, où la bureaucratie est omniprésente à tous les échelons de la société, l’union doit être matérialisée sur le papier pour exister. « Sans cela, notre situation est considérée comme instable. » Le mariage est une case à cocher, une étape indispensable au projet de vie. « À mon âge, nombreux sont ceux qui pensent déjà au mariage, explique le jeune homme. Surtout ceux qui veulent des enfants, car une chose est certaine, ils n’auront pas le projet de fonder une famille sans être mariés, de peur d’être stigmatisés. » Au Japon, seuls 2,3 % des enfants naissent hors mariage. « La télévision a une grande responsabilité sur cette injonction à la vie conjugale, analyse-t-il. Dans les dramas, par exemple, les couples tombent amoureux et finissent heureux. Et surtout mariés ! »

« Pourquoi réserve-t-on ce genre de destin aux hommes ici ? »

Troisième d’une fratrie de quatre, Shunya estime avoir grandi dans un cadre très traditionnel. Le père, figure de l’autorité, la mère « qui cuisine de bons petits plats réconfortants, mais qui ne donne jamais son avis ». En tant que garçon, Shunya se sent poussé à réussir à l’école. Plus tard, il devra travailler et être celui qui rapporte le salaire à la maison pour faire vivre sa femme et ses enfants correctement, lui enseigne son père. En japonais, le daikoku bashira, la personne qui subvient aux besoins de la famille, pourrait faire référence au père ou à la mère, mais dans les faits, « c’est toujours de l’homme que l’on parle, explique Shunya. Si on utilise ce terme pour une femme, on sous-entend qu’elle travaille trop. » Le jeune homme se laisse à rêver à un foyer différent. « Ma copine est ambitieuse, elle a envie de travailler et de s’investir dans une carrière, moi pas tellement, sourit-il. Travailler oui, mais modérément. Je me vois bien être celui qui s’occupe de la maison, j’adore faire des cheesecakes. » La vie de salaryman, très peu pour lui, 

« dans ce choix de vie, tout me semble inconfortable ».Il fait une pause et prend un air grave : « Ils ne sourient jamais. Pourquoi réserve-t-on ce genre de destin aux hommes ici ? »

La différence de comportement entre les hommes et les femmes face au mariage réside dans le fait que « les femmes perçoivent un bénéfice financier dans le mariage, explique le professeur Masahiro Yamada, sociologue et professeur à l’université de Chuo, à Tokyo. Pas les hommes. C’est pourquoi la tendance ne peut aller qu’en s’aggravant. » L’amour romantique « n’a jamais pris au Japon, affirme le professeur. On fait davantage attention à la réputation, à l’apparence ». Selon le chercheur, contrairement à la vision européenne du couple où l’histoire d’amour est primordiale, en Asie, « le facteur économique domine. Les femmes cherchent à trouver des partenaires qui gagnent plus qu’elles. Et comme leurs salaires ont augmenté, elles ont plus de difficultés à trouver ». Les politiques salariales égalitaires, mises en place dans l’entreprise nippone, ont permis d’augmenter les revenus des femmes, mais ont également élevé leurs attentes amoureuses. Elles représentent une grande majorité des « parasite singles », comme le souligne Masahiro Yamada qui a été le premier à employer ce mot. Le terme qualifie les 75 % de célibataires qui continuent de vivre chez leurs parents, qu’ils travaillent ou non. 

En parallèle de ce facteur financier, c’est la communication entre les deux sexes qui se détériore. « Au Japon, on doit tellement réfléchir avant de s’exprimer, et apprendre à lire les sentiments de l’autre avant de parler. Trop parfois. Cela rend la rencontre amoureuse compliquée », analyse Shunya. L’état de vulnérabilité dans lequel plonge le sentiment amoureux entraîne des peurs, « ce qui fait paniquer. Pour cette raison, les hommes se comportent parfois de manière déplacée ou agressive. » Et les problèmes de communication se formeraient dès l’enfance. « Les familles avec un ou deux enfants sont légion au Japon, rappelle Shunya. Moins d’enfants veut aussi dire moins d’interactions. À l’école, le rythme est si intense que l’on a peu de temps pour socialiser. » Des lacunes en communication auxquelles s’ajoute un manque cruel d’éducation sexuelle, peu enseignée dans les écoles. La majorité des écoles japonaises n’étant pas mixtes, il faut parfois attendre l’université pour que les garçons et les filles puissent enfin se rencontrer.

Pour de nombreux hommes, la déclaration d’amour serait une épreuve insurmontable. Vosot Ikeida assure que les hommes japonais sont nombreux à être devenus hikikomori après une déception amoureuse :

« Ils ont peur du rejet. Ils n’ont plus envie de dévoiler leurs sentiments. Ils se tournent de plus en plus vers une forme d’amour et de sexualité qui n’inclut pas de partenaire : c’est moins risqué. »

Si Vosot Ikeida ne nie pas les problèmes réels que le pays rencontre en matière de harcèlement et d’agressions sexuelles, notamment sur le lieu de travail, il assure que « des hommes font parfois face à des situations injustes. J’ai des amis, âgés de 20-30 ans, qui ont été accusés à tort. Ostracisés, ils sont devenus hikikomori et peinent à se reconstruire ». Selon lui, la communication entre les sexes serait rompue, à tel point que « les hommes ont la conviction que s’ils déclarent leur flamme à une collègue de travail dont ils sont sincèrement amoureux, cela va se retourner contre eux et ils risquent d’être accusés de harcèlement si le sentiment n’est pas réciproque ».

Photos It felt safe here ©Maika Elan

S’embrasser pour se dire au revoir

Sans aller jusqu’au mariage, entretenir une relation amoureuse est souvent considéré comme un investissement trop important en temps, en efforts et en argent, et qui n’en « vaut finalement pas la peine », assène le professeur Masahiro Yamada. D’autant plus que l’idée que l’on peut profiter de la vie sans relation sexuelle avec un partenaire « est de plus en plus répandue ». Dans ce contexte, la question de l’intimité dans et à l’extérieur du couple se pose. « En Occident, on peut exprimer son affection par le toucher, estime Masahiro Yamada. Au Japon, les couples, tout comme les membres d’une même famille, ne s’embrassent pas, ne se prennent pas dans les bras. »

« Qu’est-ce que l’amour ? C’est une question que je me pose très régulièrement depuis que j’ai passé les 40 ans », confesse Masatoshi  (le nom a été changé), vieux garçon d’une cinquantaine d’années. Entre déboires sentimentaux et goût pour une vie indépendante et sans attaches, il a longtemps navigué entre brèves romances et vie de célibataire ponctuée de visites dans les établissements de sexe tarifé, une pratique majoritairement masculine et plutôt décomplexée dans le pays. Pour Masatoshi, acheter du sexe ou rencontrer une fille avec qui il a envie de passer la nuit ne fait pas vraiment de différence : « L’un peut déboucher sur de l’amour alors que l’autre est purement du business, nuance-t-il tout de même. Mais quand j’achète, je paie exactement ce que je veux. Je satisfais mon besoin. » Mais avec l’âge, il admet que la solitude lui pèse,« je ne suis plus tout jeune ». Sans regretter son choix de vie, son célibat lui laisse aujourd’hui un goût amer.

En quête d’amour, Chifuyu Hoshino, 53 ans, ne vit pas tellement mieux son célibat. Fils unique, celui qui se décrit comme un « salaryman classique » a choisi de rester vivre près de sa mère et n’hésite pas à faire quotidiennement les trois heures de train qui séparent son logement de Yokohama, où il travaille, pour elle. Fils d’expatrié, il est né en Argentine et a passé les sept premières années de sa vie à l’étranger. L’expérience multiculturelle a indéniablement teinté la vie amoureuse de ce grand romantique. « Je suis timide quand il s’agit d’amour. J’ai été malchanceux. J’ai des amies, au sens platonique du terme, mais quand il est question de relation amoureuse, je ne passe pas le cap. Je suis loyal. Je prends les choses très au sérieux et j’ai toujours craint de dévoiler mes sentiments. » Lors de l’une de ses expatriations, il rencontre une femme à Mexico, « j’étais si amoureux ». L’histoire se solde par un divorce après la naissance d’une petite fille. Désormais célibataire, il confie : « Je ne suis pas sûr de pouvoir avoir une petite amie japonaise. Je ne veux pas partager ma vie avec quelqu’un de conservateur, de trop étroit d’esprit. J’aimerais rencontrer une partenaire avec qui je puisse passer le reste de mes jours, partager mes passions. » Le contact physique et les gestes de tendresse sont aussi des choses importantes pour lui. « Se prendre la main, s’embrasser pour se dire au revoir, j’ai envie de ça. C’est peu commun au Japon de voir des couples avoir des gestes tendres l’un envers l’autre. » Il hésite cependant à s’essayer aux applications de rencontres, de plus en plus populaires dans l’archipel : « Je suis allé une fois à une soirée organisée pour les célibataires, j’étais mal à l’aise. Pour les hommes réservés comme moi, ce n’est pas l’idéal. » Aussi cherche-t-il toujours la femme de sa vie, conscient de ses difficultés. « Parfois je ne vois pas les signaux… Je pense aussi que j’ai probablement raté des opportunités. ».

Hommes en grève d’amour

Japonaises

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Texte

Johann Fleuri

Photos

Maika Elan

Maika Elan est une photographe vietnamienne née à Hanoi en 1986. En 2013, elle se fait connaître avec son premier projet, Pink Choice, pour lequel elle gagne le prestigieux prix World Press Photo. Elle y expose le quotidien de couples homosexuels dans son pays. Photographe de l’intimité, elle a à cœur de montrer la réalité de ceux qu’on ne voit pas. En 2017, elle commence à publier sa série It felt safe here, regroupant des portraits de hikikomori, ces reclus sociaux à qui elle donne un visage. Un projet qu’elle compte poursuivre lors de ses prochains séjours au Japon.