Véritables temples motorisés, les miyagata reikyūsha servent à dire au revoir aux défunts. Principalement utilisés durant l’ère Showa, ces véhicules richement décorés d’ornements bouddhistes ont aujourd’hui quasi disparu de la circulation, témoignant des changements dans les pratiques funéraires et les croyances au Japon.

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Dans ce garage des environs d’Atsugi, dans la préfecture de Kanagawa, un dragon doré s’est endormi. Tsutomu Imamura, 63 ans, et ses hommes ont pris soin de le descendre de la toiture du véhicule. Une fois coiffé de son dragon volant, « on ne peut plus faire entrer le véhicule dans le garage, le dragon prend beaucoup trop de place », sourit l’homme. Le dragon est donc posé là, sur le sol, fermement protégé dans une enveloppe de plastique. Dans l’entrepôt, les postes de radio crachent de la J-pop au rythme des outils des mécaniciens penchés sur les moteurs. L’arrière du véhicule funéraire, à côté duquel repose le dragon, figure également une représentation de l’animal sacré de la mythologie japonaise. À l’intérieur, le plafond est recouvert d’une somptueuse peinture, encore une fois à l’effigie du dragon, et la carrosserie arbore d’infinis détails dorés, mais aussi des lampes colorées qui pendent de chaque côté. Autrefois utilisé dans le cadre des cérémonies funéraires, ce corbillard est aujourd’hui une rareté : il est l’un des derniers miyagata reikyūsha qui existent encore au Japon.

Dragons, feuilles d’or et lanternes rouges

Les premiers palaces bouddhistes motorisés sont imaginés au début du XXe siècle pour accompagner les défunts dans leur dernier voyage. « Mais la demande a sombré depuis une vingtaine d’années, explique Tsutomu Imamura, patron de l’entreprise Japan Funeral Coaches. Autrefois, les cérémonies funéraires se faisaient avec beaucoup de monde : aujourd’hui, elles sont davantage limitées à la famille proche. C’est une tendance générale que l’on remarque aussi pour les mariages. » À la place des miyagata reikyūsha qui célébraient les défunts en couleurs et en décorations baroques, « les entreprises de pompes funéraires nous commandent des corbillards plus classiques, qui correspondent davantage à la demande de leurs clients ». Jugés trop clinquants, trop chers, trop encombrants, les miyagata reikyūsha ont été bâchés et garés en attendant qu’une famille les demande spécifiquement pour leur cérémonie. Petit à petit, ils ont quasiment disparu de la pratique du rite funéraire. Dans le sud du pays, de nombreuses entreprises ont d’ores et déjà mis la clé sous la porte ou se sont complètement reconverties dans les véhicules plus standards. Au-delà de l’aspect économique, « les Japonais sont moins attachés aux rites bouddhistes », estime Tsutomu Imamura. Selon lui, le désintérêt des miyagata reikyūsha « montre un changement dans les croyances religieuses de l’Archipel ».

Selon la personnalité du défunt et les souhaits de la famille, la voiture pouvait être fabriquée de A à Z en un temps record, avec des artisans qui travaillaient alors jour et nuit pour être à l’heure pour la cérémonie.

Jusqu’au début de l’ère Showa (1928-1989), des autels et chariots tirés à bras d’homme étaient utilisés pour transporter les défunts. Ce n’est qu’à partir des années 1910 qu’apparaissent les tout premiers miyagata reikyūsha. L’arrière de la voiture était alors retiré puis remplacé par l’ornement funéraire servant à emporter le corps du lieu de la cérémonie vers le crématorium. Le tout premier modèle de miyagata reikyūsha est le Bimugō, et durant l’ère Showa, les modèles se multiplient. Le choix de la couleur, les motifs, les matériaux : un seul véhicule pouvait représenter jusqu’à une centaine d’ornements. Des voitures rouges surmontées de décorations en or rappelaient alors le code couleur du temple. Le dragon, l’un des trois animaux principaux du bouddhisme, qui accompagne le défunt vers les cieux, est très souvent représenté : au Japon, il est aussi le gardien des kami (divinités ou esprits). Le pic est atteint dans les années 1950, période durant laquelle il n’y a presque plus aucune cérémonie funéraire sans que l’on fasse appel à un miyagata reikyūsha.

©Shinobu Machida

Autrefois, l’entreprise de Tsutomu Imamura ne s’appelait pas Japan Funeral Coaches, mais Yonetsu : fondée dans les années 1960, elle était spécialisée dans ce type de corbillards. A l’époque, « il était assez fréquent de les apercevoir dans la rue », affirme-t-il. Selon la personnalité du défunt et les souhaits de la famille, la voiture pouvait être fabriquée de A à Z en un temps record, avec des artisans qui travaillaient alors jour et nuit pour être à l’heure pour la cérémonie.

Patrimoine tombé dans l’oubli

« Durant l’ère Showa, 70 % des cérémonies funéraires se faisaient avec des miyagata reikyūsha, estime Shinobu Machida, 72 ans, chercheur et auteur de plusieurs livres sur ces véhicules. C’était aussi une façon d’asseoir la religion bouddhiste et shintō. » Perché sur son bureau, Shinobu Machida plonge dans ses étagères de livres. Spécialiste de l’ère Showa, l’homme est une référence sur l’esthétique de la période et intervient régulièrement dans les médias nationaux pour parler de son impressionnant travail d’archivage. Au cours des 40 dernières années, il a immortalisé plus de 4 000 sentō à travers tout l’Archipel ; la plupart sont aujourd’hui fermés. S’il est aussi prolifique, c’est parce que Shinobu Machida se désole de voir ce patrimoine de l’ère Showa tomber dans l’oubli. « Les artisans qui étaient capables de fabriquer les miyagata reikyūsha étaient du même niveau de compétences que ceux qui travaillent à l’ornement des temples. Mais ils ont aujourd’hui complètement disparu. Il n’y en a plus un seul. »

©Shinobu Machida

Au-dessus de l’habitacle de la voiture, les artisans étaient capables de monter un karahafu. Populaire depuis l’ère Kamakura (1185-1333) puis Muromachi (1336-1573), le karahafu, ce pignon ondulé que l’on trouve dans les temples, mais aussi dans les châteaux et demeures seigneuriales, est un élément important de l’architecture japonaise traditionnelle. « Chaque région avait développé son style : le shiraki reikyūsha, tout en bois et de couleur blanche, par exemple, était davantage l’apanage du Kansai », poursuit le spécialiste. À Osaka comme à Kyoto, les voitures de ce type ont disparu de la circulation.

S’ils incarnaient autrefois le respect dû aux défunts, ces véhicules n’ont plus du tout le même accueil. « Lorsque les gens les voient dans la rue, ils détournent le regard, a remarqué Tsutomu Imamura. Ils symbolisent la mort d’une personne et attirent l’attention sur le défunt, et cela inspire un certain malaise. » Au Japon, le rite funéraire, principalement bouddhique, repose en très grande partie sur la crémation – le corbillard est utilisé pour transporter le corps du défunt au crématorium. Ce qui était autrefois organisé en grande pompe est devenu source d’embarras et de gêne dans l’espace public. Beaucoup pensent que le voir passer peut attirer le mauvais œil : nombre de Japonais ont également peur de ramener des fantômes chez eux s’ils regardent à l’intérieur du véhicule. S’ajoutent des régulations pour l’accès aux crématoriums et une loi qui a participé à complexifier l’affaire. « Nombre de crématoriums ne veulent plus les recevoir, explique Tsutomu Imamura. Ils prennent pour excuse qu’ils n’ont pas la hauteur réglementaire pour les garer, mais c’est surtout pour les interdire et s’éviter des problèmes de voisinage. »

Dans les années 1990, les journaux rapportent des conflits entre les crématoriums et ceux qui vivent à proximité. Les miyagata reikyūsha les rendant « mal à l’aise », ils craignaient aussi « la baisse de la valeur de leur bien immobilier » à cause de cette présence indésirable. En 1993, la ville de Takamatsu décide carrément de bannir les miyagata reikyūsha de ses crématoriums publics. La même année, 15 autres localités lui emboîtent le pas avant de s’étendre à la quasi-totalité du territoire. En plus de ces nouvelles réglementations, une autre raison précipite l’effondrement de la demande. « Lorsque l’empereur Showa autorise la circulation des corbillards classiques, comme ceux que l’on voit en Occident, l’utilisation des miyagata reikyūsha finit de s’effondrer », ajoute Shinobu Machida. Le clivant miyagata reikyūsha divise : s’ils sont nombreux à le rejeter, d’autres estiment qu’un véhicule trop sobre est un manque de respect pour le défunt.

À Tokyo, Shinobu Machida au volant d’une reikyūsha (modèle le plus luxueux), qu’il conduit en personne à l’occasion des funérailles de sa mère, en 2022.

« Nous portons le cœur des gens »

En 2001, alors que l’entreprise ralentit drastiquement le service de ces véhicules, Yonetsu rafraîchit son image, change son catalogue pour des corbillards plus sobres, et son nom devient Japan Funeral Coaches. Tsutomu Imamura, qui travaille dans l’entreprise depuis plus de 20 ans, a connu les deux époques. Dans son bureau, des dizaines de modèles réduits de miyagata reikyūsha sont alignées. L’homme sort avec fierté des vitrines d’énormes albums-photos remplis de clichés en noir et blanc des véhicules de Yonetsu, qui ne circulent plus aujourd’hui. « C’était quand même un savoir-faire précieux. C’est triste de ne plus les voir et sans doute, dans un futur proche, il n’y en aura plus du tout », regrette-t-il. Il est difficile de savoir combien il reste de miyagata reikyūsha aujourd’hui. Selon les estimations de l’Association nationale japonaise des corbillards, de 1 400 miyagata reikyūsha en circulation en 2019, il n’y en aurait guère plus de 300 aujourd’hui. Plus personne n’en fabrique, il s’agit d’occasions uniquement. « Il n’y a plus du tout d’artisans spécialisés dans ce type de véhicules. Chez nous, on continue de les maintenir, nous avons le savoir-faire, mais c’est très compliqué dans le reste du pays. » À l’échelle nationale, ils ne sont plus qu’une poignée à être encore capable d’en prendre soin.

©Shinobu Machida

Direction le parking de l’entreprise Tōresha qui emploie 250 personnes dont 205 chauffeurs, en plein cœur de Tokyo, à Yotsuya. Kenjiro Oka, 63 ans, soulève doucement la bâche qui couvre l’un de ses derniers miyagata reikyūsha. Il s’agit d’un fameux shiraki : ses décorations blanches et épurées rappellent le marbre. À l’intérieur, le plafond est recouvert d’un dessin aux couleurs pourpre et or. Les multiples détails sont d’une minutie extrême, à l’image d’un chrysanthème que le patron exhibe fièrement. Pour Kenjiro Oka, le patron de Tōresha, les miyagata reikyūsha sont la quintessence des objets de l’ère Showa. « Pour moi, ce sont des mikoshi que l’on a adaptés aux voitures pour pouvoir célébrer les morts », explique-t-il en référence aux palanquins divins richement ornés que l’on porte lors des cérémonies shintoïstes, et qui sont supposés transporter les divinités. Lui aussi conserve avec grand soin nombre d’albums-photos dans ses placards. Il sait que ces clichés immortalisent des objets d’autrefois que beaucoup de personnes ne verront plus jamais. « Aujourd’hui, les détails de décoration en bois, tels que le hinoki, ont été remplacés par du plastique », se désole-t-il.

Mais Kenjiro Oka veut évoluer avec son temps. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Torei Jidosha est fondée pour rassembler tous les fabricants de corbillards de Tokyo. Celui qui a repris l’entreprise que son grand-père a autrefois dirigée réfléchit à quoi pourrait ressembler le corbillard de demain. « Il me semble important de pouvoir continuer à proposer des véhicules qui peuvent servir à l’ensemble des proches, s’ils veulent rester aux côtés de la personne défunte durant le transport. Il ne faut pas oublier que nous portons le cœur des gens. » Si la situation est critique, Kenjiro Oka est décidé à garder ses miyagata reikyūsha dans son catalogue aussi longtemps que possible. Sur les 190 modèles de voitures de l’entreprise, « nous avons encore 21 miyagata reikyūsha. » Tsutomu Imamura estime lui aussi qu’il y aura toujours de la demande. Il pointe du doigt un corbillard richement décoré de petite taille. « À Hokkaido, il reste un miyagata reikyūsha pour les animaux de compagnie. Il n’y en a plus qu’un dans tout le pays. »

©Shinobu Machida

Parmi les nouvelles tendances, les deux chefs d’entreprise confient recevoir de plus en plus de demandes de l’étranger. Selon un article du Sankei publié en 2021, les pays de l’Asie du Sud-Est, où les rites bouddhiques sont encore très présents, s’intéressent à ces voitures « glamour » et à l’aura spirituelle qu’ils véhiculent. Devenus impopulaires dans le pays où ils sont nés, ces corbillards pas comme les autres pourraient rencontrer un nouveau destin en Mongolie, mais aussi au Myanmar où 90 % de la population est bouddhiste. Dans sa maison d’un quartier paisible de l’arrondissement de Meguro, où il est né et a vécu toute sa vie, Shinobu Machida nous montre une photo qui l’immortalise dans l’une de ces voitures : il est au volant d’un shiraki reikyūsha. « Ma mère est décédée l’année dernière. J’ai demandé à l’une de mes connaissances si je pouvais utiliser un miyagata reikyūsha pour son dernier voyage. » Et d’ajouter, en baissant la tête : « C’était important pour moi. ».

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Texte

Johann Fleuri

Photos

Shinobu Machida