Le 12 septembre dernier, les onze équipes de la Women Empowerment League ont disputé leur premier match, marquant le début de la première ligue professionnelle de football féminin de l’archipel. Avec l’espoir de changer la société japonaise grâce au sport.

En cette fin août, la chaleur et l’humidité de l’été japonais ont envahi le centre d’entraînement de l’établissement scolaire privé Seiritsu Gakuen, situé aux confins de la vaste zone résidentielle de Saitama, au nord de Tokyo. Fréquenté par un millier d’élèves, l’établissement comprend un collège et un lycée. Bravant la canicule qui frôle les 33 degrés en fin de journée, une vingtaine d’élèves du club de football féminin du lycée, revêtant le maillot bleu de l’école, s’entraînent en faisant des exercices de passes, puis un jeu de possession en petites équipes. Leur entraîneur, Shinji Nakano, un homme de 55 ans à la peau tannée et au crâne rasé, les encourage en lançant des « fais des passes de façon plus précise ! » et autres « faites comme si vous construisiez le jeu à partir de la ligne de défense ! ». L’équipe, qui a participé à plusieurs reprises au tournoi national de football féminin pour lycéennes, jusqu’à arriver en quart de finale en 2010, compte bien se hisser en haut du championnat de Tokyo la saison prochaine. Créé en 2005, le club a formé de nombreux talents. Une ancienne élève est désormais joueuse dans une équipe de l’actuelle ligue de football féminin japonaise, la Nadeshiko League. Une autre a été sélectionnée dans l’équipe olympique et a participé aux Jeux de Tokyo cet été.

«  On se changeait à l’ombre d’un arbre  »

Pour ces adolescentes âgées de 15 à 18 ans, dont certaines rêvent d’embrasser un jour une carrière de footballeuse professionnelle, un changement majeur est intervenu en juin 2020. La Fédération japonaise de football a annoncé la création de la Women Empowerment League (WE League), la première ligue professionnelle de football féminin du Japon. Les matchs d’ouverture ont eu lieu le 12 septembre dernier. « Nous donnons la priorité immédiate au renforcement de Nadeshiko Japan [surnom de l’équipe nationale de football féminin, ndlr], mais il s’agit aussi d’une occasion de changer la société en matière d’égalité des sexes », a déclaré lors d’une conférence de presse Kozo Tajima, président de la Fédération.

En dépit du glorieux palmarès de l’équipe nationale – vainqueur de la Coupe du monde en 2011, médaillée d’argent aux Jeux olympiques de Londres en 2012, finaliste de la Coupe du monde en 2015 –, les footballeuses japonaises souffrent toujours d’inégalités frappantes par rapport à leurs homologues masculins. « En 1986, quand j’ai créé une équipe à l’université de Tsukuba, où j’étudiais, personne ne comprenait l’intérêt de cette initiative. Je l’avais fait sans l’aval de la direction de l’établissement, qui m’a quasiment réprimandée, incapable de comprendre que les filles, elles aussi, puissent jouer au football, se rappelle Miyuki Kobayashi, l’une des membres du conseil d’administration de la nouvelle ligue.

Ils avaient l’air offusqués de voir des femmes fouler le gazon ; c’était leur zone sacrée. »

S’entraîner le matin et récupérer l’après-midi

Dans un pays qui stagne en queue du classement mondial en matière d’égalité des sexes, le football ne fait pas exception. Le foot féminin reste dans l’ombre de son rival masculin dont les moindres rebonds peuvent faire la Une des journaux sportifs. Alors qu’il a fallu attendre des décennies avant de voir l’équipe nationale masculine se hisser en phases finales de la Coupe du Monde… Conséquence de cette injustice persistante, l’actuelle ligue de football féminin japonaise compte seulement une dizaine de joueuses bénéficiant d’un contrat professionnel. « Elles ont donc un travail à côté, et s’entraînent le soir », soupire Kobayashi de WE League. 

Afin de changer la donne, la nouvelle ligue contraint désormais les onze clubs d’employer au moins quinze joueuses par équipe avec un contrat professionnel, garantissant un revenu annuel minimum de 2,7 millions de yens (20 000 euros). Certes, ce montant est très loin des cachets des joueurs masculins, mais aux yeux des joueuses, cela reste un progrès. « On pourra enfin se concentrer sur le football. Par exemple, il sera possible de s’entraîner le matin, et récupérer l’après-midi », explique Ando.

« L’idée est de changer la société entière à travers le football, lance de son côté Miyuki Kobayashi. Si nos initiatives portent leurs fruits, cela aura d’autant plus d’impact que le sport est le domaine où on accuse le plus grand retard en matière d’égalité hommes-femmes »

Pourtant, certaines joueuses, de peur que le passage à un contrat professionnel n’aggrave leur situation financière, se sont montrées inquiètes à l’annonce de la création de la ligue. Se concentrer entièrement sur le football implique de faire une croix sur leur emploi, et donc sur leur source de revenu principale. Et la vie après leur retraite pourrait effectivement être précaire. Pour dissiper ces inquiétudes, la Fédération a mis en place des formations de marketing ou de thérapie du sport à destination des footballeurs et footballeuses pour que les joueuses puissent rester dans l’industrie au terme de leur carrière. La professionnalisation a aussi la vertu d’attirer les footballeuses étrangères. La Nadeshiko League n’en compte pour l’heure aucune, à la grande différence des ligues européennes qui se renforcent aussi grâce aux recrutements internationaux.

Créer un climat favorable

L’annonce de la création de la ligue a été accueillie plutôt favorablement par les footballeuses amatrices. C’est le cas pour les membres du club de football de Seiritsu Gakuen, dont certaines souhaitent continuer à pratiquer le sport à l’université et même au-delà. Suzuka Soma, tout juste 17 ans, ne cache pas sa satisfaction : « Enfin nous avons une ligue professionnelle à nous ! J’ai tellement hâte d’aller voir les matchs de la ligue ! », dit-elle, les joues rougies par la chaleur et la frange humide collée au front. « L’idée qu’on pourra gagner notre vie en se vouant à un métier qui nous passionne me motive beaucoup ! » continue cette attaquante qui rêve un jour de dribbler des adversaires comme Mana Iwabuchi, qui a endossé le numéro 10 de l’équipe nationale lors des JO de Tokyo. Quant à Mami Oba, capitaine et latéral gauche de Seiritsu Gakuen, elle se réjouit d’avoir à l’avenir « plus de choix » grâce à la WE League et regarde d’un bon œil leur objectif de « réaliser l’égalité sexuelle à travers le football ». « Leur slogan est dans l’air du temps, c’est une très bonne chose », dit-elle.

Pourtant, leur entraîneur, Shinji Nakano, se montre plus nuancé : « Lorsqu’ils m’ont dit qu’ils créeraient la ligue, je me suis dit, “pourquoi maintenant ?”, dit-il sans perdre du regard ses élèves qui continuent de s’entraîner sur le terrain. Ils auraient pu le faire il y a dix ans, quand la sélection nationale donnait des résultats dans les compétitions internationales telles que la Coupe du monde », continue-t-il. La victoire de l’équipe nationale en 2011 a en effet entraîné un pic de popularité du football féminin dans le pays. « C’était une grosse surprise, personne ne s’y attendait », se souvient Nakano. Certains matchs de Nadeshiko League réunissaient alors plus de 10 000 spectateurs. Or, la sélection nationale étant en stagnation, chutant de la troisième place dans le classement de la Fédération internationale de football association (FIFA) en 2011 à la treizième place en août 2021, l’enthousiasme de l’époque s’est estompé, et le nombre de spectateurs par match ne dépasse plus que rarement les 2000. Or, la WE League s’est fixé comme objectif de réunir 5 000 personnes par match. Est-ce un seuil franchissable ? La question divise. « Je suis allé voir un des matchs préparatoires de la nouvelle ligue en mai, et il y avait à peine 1 000 spectateurs dans le stade. Et ce alors qu’ils avaient distribué des tickets gratuits afin de se faire connaître », raconte Nakano, qui oscille entre la satisfaction de voir naître de nouvelles opportunités pour ses élèves et les doutes sur la stabilité financière de la nouvelle ligue. « Certes, sa création est une formidable nouvelle. Mais force est de constater que les médias en ont très peu parlé, et que le football féminin souffre toujours de nombreuses inégalités. Il y a encore des professeurs de lycée qui s’étonnent d’apprendre que les filles aussi jouent au foot…, déplore Nakano. Finalement, la question est de savoir comment le football féminin se distinguera du football masculin, et combien de gens accepteront de payer pour aller voir leurs matchs. Leur plus grand concurrent sera forcément la J League [championnat de football professionnel masculin, ndlr]. Pour les premières années, ça marchera plus ou moins grâce à l’effet de la nouveauté. Reste à savoir ce qui va se passer après cette période. »

Côté joueuses, la création de la ligue sonne comme un coup d’envoi annonçant une nouvelle ère. « Je suis très reconnaissante envers la Fédération, qui nous a offert une formidable opportunité. C’est désormais à nous de la faire fructifier. C’est une énorme responsabilité, d’autant plus que, si la professionnalisation du football féminin réussit, cela créera un climat favorable pour le développement d’autres sports féminins », ajoute Kozue Ando, qui souligne que la popularité de la nouvelle ligue dépendra aussi des résultats de Nadeshiko Japan. « Si la sélection nationale figure régulièrement parmi les trois premières dans le classement de la FIFA, les choses commenceront à changer. La création de la ligue est aussi une occasion de faire connaître les footballeuses auprès du grand public. Il n’est pas facile d’éradiquer d’un coup les inégalités par rapport au football masculin, mais en accomplissant de petits pas comme celui-ci, on pourra les réduire petit à petit. ».

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Texte

Yuta Yagishita

Photos

Kentaro Takahashi