Que ce soit pour les réfugiés des grandes catastrophes climatiques ou pour de riches New-Yorkais, l’architecte Shigeru Ban conçoit des bâtiments pour que les gens se sentent bien. Car le prix Pritzker 2014, écologiste avant l’heure, défend une approche sociale de l’architecture, qui prenne soin aussi bien des hommes que des lieux. Quitte à repenser en profondeur nos façons d’habiter ?

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En architecture, le « low-tech » est presque devenu une nécessité, principalement en raison du coût écologique des matériaux conventionnels comme le béton. Vous avez été l’un des pionniers à utiliser des biomatériaux tels que des tubes en papier, dès les années 1980. Aviez-vous une sensibilité écologique avant l’heure ?

Je ne pense pas, ou en tout cas, cela ne s’est pas fait dans cet ordre. J’ai démarré ma carrière en designant une exposition sur l’architecte finlandais Alvar Aalto. Pour des questions de budget, et tout simplement parce que je trouvais absurde d’utiliser du bois pour une construction temporaire, j’ai cherché un matériau peu coûteux et disponible. Il se trouve que les tubes en papier (paper tubes), on en trouvait partout. Tout est donc parti d’une contrainte matérielle.

Il faut avoir à l’esprit qu’à cette époque, au début des années 1980, personne ne s’intéressait aux questions environnementales. Utiliser ce genre de matériau pour une exposition temporaire passait encore, mais pour des constructions plus vastes ou durables, c’était très inhabituel. Encore aujourd’hui, les contraintes législatives sont telles qu’il est très difficile d’utiliser des paper tubes pour des constructions permanentes. Au-delà de son intérêt écologique, ce qui m’intéressait surtout, c’était l’humilité de ce genre de matériau : brut, peu coûteux. Et surtout, disponible partout.

Par la suite, cette structure est devenue la base d’une partie de mon travail, notamment en architecture d’urgence lors des catastrophes naturelles ou des conflits. Après le génocide rwandais en 1994, les réfugiés étaient logés dans des tentes mal installées, insalubres, indignes. J’ai donc proposé au Haut Comité aux réfugiés de l’ONU d’utiliser des paper tubes, étant donné que l’on en trouvait facilement à Kigali. C’est cette même idée qui a guidé mon travail lors d’autres catastrophes comme à Fukushima en 2011 ou, plus récemment, à Noto, lors du tremblement de terre de janvier dernier.

Est-ce difficile de passer de projets haut de gamme, tels que des immeubles à New York ou des musées d’art contemporain, à des abris temporaires pour des personnes dans le besoin ?

En termes matériels, c’est la même chose pour moi. J’essaie toujours de concevoir des bâtiments peu coûteux et durables. On pense toujours que le béton dure plus longtemps que le papier ou le bois. Or nous n’avons pas d’exemples de structures en béton de plus de 200 ans, alors qu’on retrouve des bâtisses en bois qui ont plus de 1 000 ans. Pourquoi ? Parce qu’on peut l’entretenir, le réparer plus facilement ; ce qui n’est pas le cas du béton par exemple. Les paper tubes sont extrêmement économiques et peuvent être remplacés très facilement en cas de dommage. Ils sont faciles à transformer pour les rendre imperméables et ignifugés. La durabilité d’une maison ou d’un immeuble n’a donc rien à voir avec le matériau qui a servi à sa construction. Il s’agit plutôt de l’amour que l’on a pour un bâtiment, de l’objectif qui a présidé à sa construction. La plupart des bâtiments en béton ont été conçus dans un but commercial ou spéculatif, et sont donc nécessairement temporaires. Si l’on aime un bâtiment, il durera. C’est donc une question humaine plutôt que matérielle.

Ce qui m’a mené vers l’architecture d’urgence est que j’en avais assez de fabriquer des maisons ou des immeubles pour des gens aisés. J’avais envie de travailler pour des personnes dans le besoin, qui n’ont même plus les moyens de se loger dignement. Dans le Tohoku, après le tremblement de terre de mars 2011, j’ai tenté de créer des partitions afin de redonner aux rescapés un peu de dignité, ce qui est un droit humain. Mais ces deux aspects de mon travail ne sont pas antinomiques, ils sont tout à fait complémentaires.

Que ce soit dans votre utilisation de l’acier à New York (Cast Iron House), ou de la terre comprimée au Kenya (Kalobeyei Settlement) ou au Sri Lanka (Kirinda House), vous essayez toujours de vous adapter aux matériaux locaux, aux connaissances de la communauté ou au climat. Le « contexte » est-il plus important pour vous que la « forme » ?

La forme m’intéresse peu. Je me concentre plutôt sur la structure et les matériaux, et cela dépend bien sûr du contexte. La forme vient comme une conséquence. Développer mon propre système de construction, avec les paper tubes notamment, est ce qui m’a permis de ne pas tomber dans un courant ou une tendance architecturale particulière. Je pense que la beauté en architecture doit se révéler de manière naturelle, presque automatique. Je ne me dis pas le matin, « je vais designer un bel objet », mais plutôt que « j’ai envie de designer un objet qui a du sens, une fonction ». Et sa beauté découle de là. En architecture, ce sera un bâtiment dans lequel les gens se sentent bien, confortable. Et pour parvenir à cela, il faut se déplacer, aller voir, comprendre le contexte dans lequel un bâtiment va s’insérer. Sans cela, je pense qu’il est très compliqué de faire un beau bâtiment.

Un Japonais sur dix a plus de 80 ans aujourd’hui, et l’on estime que la population va décroître drastiquement ces 20 prochaines années. Quel est l’impact de cette crise démographique en termes d’architecture et de bâti ?

Bien sûr, un nombre croissant de maisons vont se retrouver vacantes, les descendants ne voulant pas prendre en charge de coûteux travaux, ou ne voulant tout simplement pas s’installer dans des régions sans services publics. Mais au-delà de ça, il y a tout un savoir-faire qui tend à disparaître. Avec les pressions pour fabriquer des maisons toujours moins coûteuses, préfabriquées, avec des matériaux bon marché, les savoirs des artisans sont en train de disparaître, car devenus obsolètes. C’est une des raisons pour lesquelles il y a certains bâtiments traditionnels au Japon, tels que le sanctuaire d’Ise, qui sont reconstruits tous les 20 ans. Cela permet de préserver des savoir-faire, une certaine tradition dans la construction en bois qui, autrement, aurait disparu. Mais cela relève plutôt de l’exception.

En Europe, les normes d’isolation sont devenues de plus en plus strictes. Ce qui s’éloigne d’une vision de l’architecture japonaise traditionnelle où les personnes et les maisons s’adaptent au climat – et non l’inverse –, par exemple en ne chauffant que l’espace qu’elles utilisent. Cela vous inspire-t-il ?

Je pense que les contraintes législatives ne vont pas dans le bon sens, car elles impliquent de designer en ayant à l’esprit les pires scénarios climatiques. Je ne me réfère jamais à l’architecture traditionnelle japonaise, car je ne pense pas qu’elle m’ait influencé, étant donné que j’ai fait l’essentiel de mes études et de ma carrière à l’international. Sauf sur cet aspect bien précis, que je trouve très intéressant, car il implique une certaine flexibilité : s’il fait froid, on s’habille plus chaudement et l’on ne réchauffe que l’espace dans lequel on se trouve, par exemple en fermant des pièces grâce à des partitions mobiles et intelligemment disposées. À l’inverse, s’il fait chaud, on ouvre toutes les pièces pour faire circuler l’air. Mais cela implique aussi l’utilisation de matériaux bruts, vivants, tels que le bois ou le papier.

Malheureusement, que ce soit au Japon ou en Europe, les régulations exigent de plus en plus d’isoler les maisons au maximum, de les couper de leur environnement, notamment avec des matériaux synthétiques. Ce n’est pas ça, s’adapter. Je préfère une architecture plus flexible, qui possède une sorte de « peau » que l’on peut mettre ou retirer au besoin.

5 questions à Shigeru Ban

La maison japonaise

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Texte

Emil Pacha Valencia

Photos

Iorgis Matyassy