Depuis son lit, Takesada Matsutani peint le plafond. Il a 20 ans et est atteint de la tuberculose. On est à Osaka en 1957, et de ces premiers dessins qu’il conserve soigneusement dans un tiroir de son atelier parisien, il ne garde ni tristesse ni nostalgie. Car l’artiste français d’adoption ne conçoit pas l’art comme une douleur mais comme une victoire sur la mort. Un courant sans début ni fin sur lequel il a décidé de laisser voguer son esprit. À 85 ans, Takesada Matsutani souffle encore ses bulles de colle avec cette même force, comme un défi lancé au temps. Et un message au monde : Je suis vivant.

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Vous êtes né à Osaka à la fin des années 1930. Qu’est-ce qui vous a amené à Paris ?

En 1966, j’ai gagné un prix organisé par le journal Mainichi et l’Institut français de Tokyo. J’ai obtenu une bourse du gouvernement français pour partir étudier six mois en France, tous frais payés. Je n’avais pas d’argent à l’époque, c’était donc une opportunité unique, un véritable rêve qui se réalisait. Pendant ce séjour, en plus des cours de français, j’ai beaucoup voyagé, car je voulais m’imprégner de la culture artistique occidentale. J’ai visité l’Italie, la Grèce, l’Égypte… Je m’intéressais déjà à la gravure à l’époque, et notamment au travail de Stanley William Hayter à l’Atelier 17. Un jour, j'ai poussé la porte de son atelier, rue Daguerre. Je ne suis plus reparti.

 

Qu’est-ce qui vous a fait rester ?

Stanley William Hayter m’a accepté dans son atelier, mais, surtout, j’ai rencontré mon épouse, qui m’a initié à la sérigraphie [Kate Van Houten, artiste d’origine américaine spécialisée dans la peinture, la sérigraphie et la gravure. Elle a fait partie de l’Atelier 17 de Stanley William Hayter et dirige aujourd’hui une maison d’édition spécialisée dans l’art]. Je pense aussi que le fait d’être un artiste étranger en France me plaçait au carrefour de plusieurs traditions artistiques, me donnant une certaine « objectivité », une forme de recul par rapport à ma création. Je pouvais alors comparer ce qui était oriental ou occidental, artistique ou non, etc. Cela m’a permis d’accéder à une certaine liberté, alors qu’au Japon, j’avais le sentiment d’être arrivé au bout de mes possibilités. Et Paris était à l’époque unique au niveau artistique. Il se passait toujours quelque chose d’intéressant, des artistes venus de partout s’y croisaient, des manières de penser différentes s’y côtoyaient. Au Japon, dans les années 1960, il était très difficile de rencontrer des artistes étrangers, nous étions donc dans une sorte de vase clos artistique et culturel. Je sortais d’une période où j’avais créé beaucoup d’œuvres tridimensionnelles, j’avais besoin de changement, je voulais faire des choses plus planes. À l’atelier 17, j’ai eu l’opportunité de travailler la gravure.

 

Avant votre venue en France, vous aviez rejoint Gutai. Qu’est-ce qui vous a attiré chez eux ?

Je suis originaire d’Osaka. Gutai est né dans la région du Kansai, entre Osaka et Kobe, pas loin de ma région natale. Une zone où résidaient à l’époque de nombreux jeunes artistes. Sous l’impulsion de Jiro Yoshihara, ils ont créé un groupe d’art expérimental. J’en avais entendu parlé, mais à l’époque, au milieu des années 1950, je faisais surtout des œuvres figuratives. Il faut comprendre que Gutai n’est pas une école, il n’y a pas d’aspect académique formel avec un apprentissage auprès d’un maître. Pour les rejoindre, il fallait présenter une œuvre nouvelle, et si tous les membres estimaient qu’elle était valable, qu’elle présentait quelque chose d’artistiquement novateur, ils vous acceptaient. Grâce à un ami travaillant à l’université, j’avais pu observer des globules et des cellules au microscope. Cela m'a inspiré. Un matin, j’ai versé de la colle à bois sur une feuille. C’était un jour venteux. Je me suis rendu compte que la colle à moitié séchée était plus malléable, que je pouvais lui donner certaines formes, en la découpant, par exemple. On m’a tout de suite dit qu’il y avait quelque chose de sensuel, d’organique dans les formes que je créais, et que je devrais continuer. J’en ai fait un tableau que j’ai montré aux membres de Gutai. Ils ont trouvé cela intéressant et ont accepté que je les rejoigne. C’est ce qui a amorcé mon travail avec la colle vinylique.

Il fallait se défaire de ces influences pour créer du neuf, des choses qui n’avaient jamais été faites.

 

Quels étaient les principes de Gutai à l’époque ?

C’était très simple : « Don’t copy, do it new  ». L’histoire du Japon est marquée par des emprunts et des influences de l’étranger, et notamment de l’Occident : philosophie, technologies et, bien sûr, art. C’est normal, cela fait partie de l’histoire des sociétés et des cultures. Mais, pour Yoshihara, il fallait se défaire de ces influences pour créer du neuf, des choses qui n’avaient jamais été faites.

 

Ça semble très simple sur le papier…

Rien de plus difficile, en réalité. Aujourd’hui encore, je me bats avec ce principe, je lutte pour créer du neuf. Gutai soulignait également l’importance de l’action, le fait d’agir. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Au sortir de la guerre, les trois quarts du Japon étaient détruits : les maisons, les usines, les écoles… Tout était en ruine. Mais notre culture a survécu, notre art, notre littérature. Et, contrairement à certains pays qui ont imposé des restrictions au niveau culturel, un contrôle social sur la création comme en Russie ou en Chine, au Japon, nous semblions entièrement libres, avec tout à faire, à reconstruire. Tels des enfants assoiffés à qui l’on donne enfin de l’eau, Yoshihara nous offrait la possibilité de créer librement, sans aucune contrainte.

 

Est-ce que cela implique de se départir de toute influence culturelle ?

Dans mon cas, pas nécessairement. À Paris, j’ai réalisé l’importance de la qualité dans la fabrication traditionnelle d’objets et dans l’artisanat au Japon. Ce n’était pas de la nostalgie, mais plutôt la prise de conscience que j’avais accès à des outils et à des techniques éprouvés, et que je pouvais me les réapproprier afin de créer des choses nouvelles. La calligraphie, par exemple. Traditionnellement, on la pratique en utilisant de l’encre sumi [encre de chine, principalement utilisée dans la calligraphie traditionnelle], mais comme j’avais du temps, car j’étais totalement inconnu à l’époque, je me suis mis à la pratiquer avec un crayon graphite. Et j’ai vite commencé à recouvrir entièrement des surfaces de noir. Un jour, mon épouse voyant cela, m’a dit : « C’est intéressant, pourquoi tu ne ferais pas la même chose sur 10 mètres ? » Alors j’ai fait 10 mètres au crayon noir. Nous étions en 1977.

 

C’est l’époque où vous délaissez le Hard edge5 et ses aplats colorés géométriques pour vous focaliser sur le noir, et sur un retour aux formes tridimensionnelles. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ? 

Je pense que j’avais ça au fond de moi, cet héritage de la calligraphie traditionnelle japonaise. Mais il n’y avait aucun intérêt à copier la tradition, car alors ce n’est pas de la création de mon point de vue. Un jour, l’artiste coréen Chung Sang-Hwa vient à l’atelier et voit la photosérigraphie d’une ancienne œuvre de ma période Gutai, une œuvre originellement en volume mais qui, là, était à plat. Il me dit alors, sans détour : « Tu es stupide ! Pourquoi ne fais-tu pas des œuvres originales plutôt que de les reproduire ? » Ça m’a fait un tel choc, mais je savais qu’au fond il avait raison. J’avais complètement délaissé la colle et le noir, toute ma période Gutai, pris dans une sorte de reproduction mécanique avec la gravure. Après cela, j’ai donc recommencé à créer en noir et blanc. Il avait ouvert une porte.

 

À cette même période, vous retournez plus souvent au Japon, relisez l’Éloge de l’ombre de Jun’ichiro Tanizaki… est-ce que ce retour au noir marque aussi une réappropriation de votre bagage culturel japonais ?

Dans les années 1970, je me suis penché plus profondément sur l’héritage esthétique oriental, comme je l’avais fait avec l’art occidental lors de mon arrivée à Paris. J’ai visité de nombreux musées, des temples, des expositions d’estampes. La lecture de Tanizaki m’a rappelé l’importance de l’ombre dans notre tradition esthétique, des nuances dans le noir, des contrastes et des jeux de lumières. Cela a conforté ce que je ressentais instinctivement. Je me suis aussi beaucoup plus intéressé au zen, et notamment à la notion de yohaku : la surface laissée blanche, l’espace vide. Prenez cette feuille de papier, elle est blanche, telle quelle, totalement vide. Mais si je trace une marque du bout de mon crayon, la trace existe grâce au vide autour, qui lui donne son importance. L’espace vide autour de ce trait de crayon est donc tout aussi essentiel que le trait lui-même, sans lequel il n’existerait pas. L’espace blanc a donc un sens fondamental.

 

Qu’avez-vous puisé d’autre dans la tradition du bouddhisme zen ?

Comme vous le savez, la tradition bouddhiste diffère grandement de la tradition chrétienne. Dans le bouddhisme, le respect des aînés est très important, la relation à l’espace et au temps est sur un continuum plutôt que sur une finitude. Mais surtout, le bouddhisme n’apporte pas de réponse claire, et le hasard a toute sa place. Lorsque je place un sac plein d’encre de chine au-dessus d’un morceau de bois et que je perce un petit trou dans le sac, l’encre se déverse au goutte à goutte sur le tronc, éclaboussant la surface autour, créant ainsi des motifs inattendus. Bien que je contrôle le dispositif – car je sais à quel moment démarrer, arrêter, comment placer le sac ou incliner le bout de bois –, il y a aussi une part d’imprévu. Trouver l’équilibre entre le geste, entre ce moment où l’on met son empreinte pour produire une œuvre, et l’imprévu, voilà ce que je recherche. Mais je ne suis pas un moine zen pour autant (rires). J’ai simplement pris conscience de toutes les sources d'inspiration et les traditions que j'avais en moi pour créer.

 

Ce respect que vous avez pour la tradition passe aussi par les outils et la technique, presque comme un artisan, au point de brouiller parfois la frontière.

Cette frontière floue entre art et artisanat, notamment dans le contexte japonais, est très intéressante. Elle est particulièrement vivace chez les céramistes. Dans l’artisanat, c’est la technique qui prime, une technique que l’on transmet de génération en génération et qui, si elle atteint un certain niveau d’excellence, donnera lieu à des objets de grande qualité. Ainsi, on juge la technique à l’aune des objets qu’elle produit. Dans l’art, la technique s’invite d’elle-même pour répondre à un besoin créatif, mais c’est bien l’œuvre finale que l’on juge, et l’on n’est pas limité par les outils. Cela étant dit, le temps qui passe peut donner aux objets créés par des artisans une profondeur, la patine du temps, ce qui leur confère une valeur artistique nouvelle et inimitable. S’il fallait vraiment distinguer les deux, je dirais que la principale différence réside dans le fait que l’art provient du ventre, des tripes.

 

Plus récemment, vous avez réintroduit de la couleur dans vos œuvres, tout en gardant l’aspect tridimensionnel obtenu grâce à la colle vinylique. Est-ce une forme de synthèse de votre parcours artistique ?

Je pense que l’une des raisons principales est que je m’ennuie vite lorsque je fais la même chose sans arrêt ! C’est aussi un des principes de Gutai : « break it ». Et il ne faut jamais être nostalgique. La nostalgie est un sentiment dangereux, car il manque de force, d’énergie. En Occident, si vous allez dans les musées, vous verrez que les grands artistes changent parfois de matériau, de médium, mais si l’on regarde de près, on retrouve un même trait, un caractère, une ligne qui les distingue. Les bons artistes ont cela en commun : on peut les identifier, quelle que soit la forme que prend leur tableau. L’idée de Gutai implique au contraire de faire ce qui n’a jamais été fait auparavant. Le résultat est que l’on doute en permanence de la qualité de ses œuvres, on n’est jamais à l’aise. En cela, le regard des autres et leur jugement sont très importants. Pour préparer l’exposition de New York [« Takesada Matsutani Combine », galerie Hauser & Wirth, du 3 février au 2 avril 2022], j’ai fait beaucoup de dessins au crayon graphite noir, mais ça m’a ennuyé. C’est pourquoi j’ai réintroduit de la couleur, et notamment du jaune. Tout en gardant à l’esprit de faire du neuf, du frais. Mais ce n’est pas à moi de juger si c’est frais ou pas. Si l’on me dit que ça ne l’est pas, je m’en excuse (rires).

 

Diriez-vous qu’il existe des conceptions orientales et occidentales du beau ?

Il me semble. Je pense, par exemple, que le climat et les saisons ont une influence. Au Japon, nous avons quatre saisons. Nous avons aussi des typhons, des tremblements de terre… Des choses que l’on n’a pas en France et qui influencent nécessairement notre rapport à la nature, et donc à l’art. C’est pour cela que l’on ne retrouve pas les mêmes couleurs, par exemple, dans les œuvres orientales et occidentales. Il existe aussi des bagages culturels et esthétiques cumulatifs qui font que nos jugements par rapport aux œuvres peuvent différer. Mais si je suis complètement honnête, j’ai l’impression qu’au fond il existe un sentiment commun, une intuition du beau. Lorsque vous marchez dans la rue, et qu’un rayon de lumière frappe le béton entre deux bâtiments, vous trouvez ça beau : cela dépasse votre héritage culturel et artistique. C’est instinctif, immédiat. Je ne saurais dire catégoriquement si cela est le fruit de notre éducation, si c’est universel ou non, mais j’ai l’intime conviction que ce sentiment de beauté est quelque chose de profondément humain.

 

Malgré votre utilisation prédominante du noir, on ne sent pas de violence ou de tristesse dans vos œuvres.

C’est ma personnalité, et c’est sans doute mon point faible. J’aime beaucoup Kazuo Shiraga [Kazuo Shiraga (1924-2008) est l’une des figures majeures de Gutai. Rejetant les principes de composition picturale ou d’harmonie, il s’est notamment distingué avec les toiles qu’il peint avec ses pieds, souvent suspendu à une corde], par exemple. Il vient du monde de la peinture traditionnelle. Mais d’un coup, il a complètement changé, a installé une corde dans son studio et s’est mis à peindre avec les pieds. C’est très dynamique, très puissant. Je n’avais pas cette énergie, cette violence en moi. J’ai appris auprès des artistes Gutai, mais je suis beaucoup plus prudent, minutieux. Avec cette envie de bien faire. Comme un artisan en somme… Mais l’art, lorsqu’il est trop bien fait, peut aussi ennuyer. Cette prudence, c’est, je pense, ma faiblesse. Et c’est pourquoi j’ai toujours besoin de montrer mes œuvres, de la validation des autres, de voir ce qu’ils ressentent en découvrant mon travail, car j’ai du mal à en juger par moi-même. Cela fait peut-être partie de mon éducation : toujours être conscient des autres, bien faire, respecter les règles… mais, pour un artiste, ce n’est pas forcément la bonne attitude !

 

Ce besoin de validation des autres, de montrer vos œuvres, tranche avec l’image d’Épinal de l’artiste démiurge qui crée seul dans son atelier.

C’est sans doute dû à mon caractère, je n’ai pas assez confiance en moi pour évaluer mes œuvres. J’ai bien sûr ma fierté, mais une partie de moi doute en permanence, et j’ai besoin de l’avis des autres, c’est comme ça que je me suis construit en tant qu’artiste. L’opinion d’une personne qui voit une de mes œuvres pour la première fois est primordiale. C’est elle qui m’indiquera si j’ai réussi à créer quelque chose d’intéressant ou non.

 

Vous ne croyez pas à l’art pour l’art ?

Quel est l’intérêt de créer si on ne montre pas son travail, si on ne le confronte pas au regard des autres ? C’est la même chose pour la musique. On ne crée pas de la musique pour soi-même, on la crée pour qu’elle soit écoutée, pour échanger, partager. Bien sûr, je crée d’abord de l’art pour moi, j’en ressens le besoin, l’envie. Mais c’est aussi un moyen de communication avec les autres. Sinon l’art n’a plus beaucoup d’intérêt, je trouve. J’ai besoin des gens. Sans eux, je crois que je n’aurais pas fait tout cela.

L’art nous montre qu’il n’y a pas qu’une seule manière de faire les choses. Il nous enseigne qu’il n’y a pas de frontières, et qu’en cherchant un peu, on peut trouver la façon qui nous correspond.

 

Vous animez beaucoup d’ateliers pour les enfants, est-ce dans une optique de transmission ?

L’éducation, quel que soit le pays, est parfois trop rigide. On enseigne des dogmes, des manières de faire qui ne sont pas toujours compatibles avec nos personnalités. Et si l’on sort de la norme, il est parfois difficile de s’adapter. Un jour, au Japon, un groupe scolaire m’avait invité à animer un atelier artistique avec de jeunes élèves. Avant de venir, j’avais demandé aux enfants de réunir tous les prospectus et publicités qu’ils pouvaient trouver chez eux ou dans leur boîte aux lettres et de les apporter à l’atelier. Ensuite, je leur ai dit de déchirer les bouts de papier à la main pour faire des collages. C’était très simple, ils l’ont tous fait. Sauf une petite fille. Elle était debout dans un coin, sans bouger. Et la maîtresse qui insistait : « Fais-le ! » Mais rien à faire, elle restait mutique, immobile. Je l’ai alors prise à part, et lui ai dit : « Ferme les yeux. » Elle a fermé les yeux. « Déchire le papier. » Elle a déchiré le papier. « Maintenant, lâche les morceaux comme si c’était de la neige. » Et voilà comment elle a fait son collage. La maîtresse me dit alors : « Ce n’est pas comme ça qu’on l’enseigne… » L’art, au contraire, nous montre qu’il n’y a pas qu’une seule manière de faire les choses. Il nous enseigne qu’il n’y a pas de frontières, et qu’en cherchant un peu, on peut trouver la façon qui nous correspond. Je pense que c’est important de transmettre ça aux enfants.

 

Vous-même n’avez pas eu accès aux études.

J’étais en effet très malade, atteint de la tuberculose. J’ai donc passé toute une partie de mon enfance alité. J’ai commencé à dessiner mon jardin, les montagnes alentour, les animaux, les fleurs… J’ai appris tout seul, car je n’ai pas pu m’inscrire en école d’art. Lorsque j’étais dans l’incapacité de sortir du lit, je peignais le plafond, les rainures du bois.

 

Avez-vous gardé ces dessins de votre enfance ?

Oui, j’ai tout gardé. Je ne jette rien.

 

Pourquoi ?

Mettons que vous dessiniez quelque chose aujourd’hui qui ne vous plaise pas. Si vous le jetez, comment savoir s’il ne vous aurait pas plu dans cinq ans ? dans dix ans ? Car entre le vous qui a dessiné ce dessin et le vous, dix ans plus tard, ce n’est plus la même personne. Jeter les choses est très facile, on peut faire ça à tout moment. Les conserver, c’est beaucoup plus difficile. Bon, si dix ans plus tard, vous n’aimez toujours pas votre dessin, alors là, il est peut-être temps de le jeter (rires).

 

Pensez-vous que votre œuvre sera un jour terminée ?

Je ne crois pas. On dit souvent que créer est douloureux. Mais cela ne correspond pas à l’expérience que j’en ai. Bien sûr, quand je n’arrive pas à trouver de nouvelles idées, quand j’ai l’impression de ne pas assez bien faire, cela peut me tourmenter. J’ai souffert de la tuberculose durant huit ans, et mes parents s’en sont voulu jusqu’à leur mort pour ça. Lorsque je suis enfin sorti du lit, que j’ai commencé à créer sans contraintes, que j’ai pu voyager, m’installer à Paris… Toutes mes frustrations se sont envolées. L’art a été une libération pour moi, jamais une douleur. Mais cela ne m’empêche pas de m’interroger encore chaque matin sur ce que signifie l’art. Pourquoi est-ce que je crée ? Chaque jour, j’attrape de nouvelles images, puis elles m’échappent. J’en attrape d’autres, puis elles m’échappent à nouveau… Tel un courant qui ne s’arrête jamais, qui court sans arrêt. En japonais, on dit nagare. Voilà ce que j’essaie de peindre : un courant dont on ne connaît ni la source ni le but, mais qui procure un sentiment infini de liberté.

Takesada Matsutani

Japon en crise d'identité

Retrouvez la version intégrale de cet article et bien plus encore dans Tempura N°8
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Texte

Emil Pacha Valencia

Photos

Iorgis Matyassy