David Bowie fut au Japon un touriste fidèle, et longtemps, il s’y promena en habitué. Dans ce jardin secret, il se rendait parfois seul, quand ce n’était pas en tournée, en vacances, ou en voyage de noces. Et ses visites, par dizaines, furent si fréquentes, qu’on le crut même installé à Kyoto… Bowie était aussi un voyageur curieux, un flâneur fasciné, entretenant avec le pays une relation complexe, spirituelle, esthétique, nourrie d’amitiés fortes. Bowie et le Japon, c’est une histoire singulière, qui commence avec le kabuki, passe par un jardin zen, et se poursuit dans un manoir de Kyoto. Une histoire intime, racontée en trois actes.
1973 – David et Yakko
Lorsque le SS Oronsay aborde Yokohama, le 5 avril 1973 vers 16h, David Bowie est impatient. La traversée a duré deux semaines entre la Californie et le Japon, où il s’apprête à donner une première tournée de neuf concerts. Et le pays l’intrigue, depuis un moment déjà. À l’arrière du taxiqui file le long de la baie, il n’en croit pas ses yeux : les cheminées de Kawasaki, les îles artificielles, la tour de Tokyo. Terminus Shimbashi. La façade d’un gratte-ciel porte une gigantesque affiche, où il reconnaît cette star britannique de 26 ans que tout le monde s’arrache.
Grand et mince, la peau pâle et le mulet orange. Un regard fou, et ces fringues que personne ne comprend, justaucorps et froufrous. Bowie est un touriste flamboyant, et tout le monde se retourne sur son passage alors qu’il visite Tokyo en famille. Angie, son épouse, est en noir, cheveux délavés. Zowie, deux ans, porte un adorable petit yukata. Ils sont guidés par une fille extra que David a rencontrée à Londres l’année d’avant, la styliste Yasuko Takahashi. Surnommée Yakko, c’est sa plus vieille amie japonaise, une complice qui lui présente le tout-Tokyo, et une mine d’informations sur le Japon et sa culture.
Les voilà au parc du palais impérial, où David trouve exquis son premier thé vert, puis au sanctuaire Meiji, et à Harajuku. Le quartier est l’épicentre de la mode à Tokyo depuis l’ouverture en 1964 d’un drôle d’immeuble, le Co-op Olympia Annex, où voisinent toutes sortes d’artistes. Des vitrines incroyables lui font de l’œil. Bowie adore, il retrouve les excentricités de Londres. Yakko l’emmène au studio de Kansai Yamamoto [1944-2020. Créateur de costumes pour Lady Gaga, Elton John, Stevie Wonder… Ses pièces sont exposées au Musée d’art de Philadelphie], auquel le chanteur a commandé de nouvelles tenues pour la tournée japonaise. Il enfile une tunique de satin qui porte en kanji rouges et noirs son surnom japonais : « Celui qui crache les mots avec fougue ». Elle est directement inspirée du théâtre kabuki, que Bowie adore, et auquel son personnage de Ziggy Stardust doit beaucoup – sa coiffure et son maquillage. Tout est prêt pour un show hermaphrodite, extravagant.
Le 8 avril à Shinjuku, la première date est à guichets fermés. Bowie et son groupe, les Spiders from Mars, ouvrent le bal avec L’hymne à la joie au synthétiseur, comme dans Orange mécanique. Bowie a adoré le film (1971) de Kubrick, qui l’a poussé, avec le kabuki, à accoucher du personnage qu’il incarne sur scène. Le public est jeune, féminin, bruyant. « Sauvage, socialement frustré », dit le guitariste John Hutchinson, qui parfois ne s’entend même pas jouer. Il faut dire que les concerts japonais de Bowie sont meilleurs que jamais, à Tokyo, puis Nagoya, Hiroshima, Kobe et Osaka. Il faut pour le staff en voyage – huit musiciens, une maquilleuse, une costumière, les agents londoniens, les agents tokyoïtes, Yakko, Angie, et Zowie – la moitié d’un wagon de Shinkansen, et c’est par la fenêtre du train que David Bowie s’amourache du Japon. L’émotion vient d’abord des paysages, puis des campagnes, enfin des villes. Le 13 avril, à Hiroshima, il reste un long moment à regarder le dôme de Genbaku depuis sa chambre d’hôtel. Le 15 avril, Kyoto est un choc. Les fleurs de cerisier précipitent le coup de foudre. Il s’imagine y vivre.
Un train le ramène à Tokyo pour une dernière date. La veille, au théâtre Kabuki de Ginza, Bowie est resté bouche bée devant le fard de Tamasaburō Bandō V [ 1950. Célèbre acteur de kabuki, vénéré par le romancier Yukio Mishima.] : « Il est venu me voir en loge, s’est assis derrière moi, et a observé intensément mon maquillage », racontera le jeune onnagata [Nom donné aux acteurs masculins tenant les rôles féminins dans le kabuki]. Plus tard, ils dégustent ensemble un kaiseki au Hanya-en, en parlant de musique et de Mishima : c’est dans ce joli restaurant de Ginza que se situe l’intrigue du roman Après le banquet. Bowie, bouleversé par l’attention de Tamasaburō, l’invite au concert.
Le 20 avril 1973, à Shibuya, l’ultime show tourne à l’émeute. Pendant le rappel, Bowie jette son costume à la marée humaine, qui se masse contre la scène. Les poutres plient, l’estrade s’effondre, les enceintes chutent. On se rue backstage alors que la police intervient pour matraquer les ados. La soirée est inoubliable, mais Bowie est accusé de troubles à l’ordre public. Le lendemain, tout le monde s’éparpille pour éviter les convocations au commissariat.
David Bowie repart du Japon comme il y était arrivé : par la mer. Sur le quai, Yakko regarde le ferry s’éloigner vers Vladivostok, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point. Plus tard, dans la petite cabine du Transsibérien, qui le ramène en Europe, Bowie se regarde dans une glace : ce voyage va peut-être tout changer. Amener Ziggy au Japon, c’était boucler la boucle, et Bowie se dit qu’il peut mettre fin à ce personnage, pour amorcer une nouvelle mue. Le dernier concert de Ziggy Stardust and the Spiders from Mars a lieu le 3 juillet 1973, à Londres. Mais le Japon reste en lui. À la presse, il confie : « Bientôt, vous entendrez l’influence et les émotions qu’ils [le Fuji et Kyoto] ont laissé pour toujours dans mon cœur et mon esprit (…) Je crois qu’en dehors de l’Angleterre, c’est le seul endroit où je pourrais vivre. »
1980 – David et Masa
Un bruit court dans Kyoto : Bowie s’y serait installé, on le croise partout. « Je viens au Japon chaque année depuis 6 ou 7 ans », dit-il à la tv japonaise en 1979. On l’a vu à Tokyo avec Iggy Pop en avril 1977, puis fêter Noël à Kyoto avec son fils en 1978, après une tournée. L’année suivante, où il rencontre Ryūichi Sakamoto [Membre fondateur du Yellow Magic Orchestra. Bowie et Sakamoto joueront ensemble dans le film Furyo, de Nagisa Ōshima, en 1983], Bowie laisse planer le doute : « Je crois que je vais me décider pour Kyoto, car j’ai envie de quelque chose de très serein (…) Et puis, pour ma vie privée aussi, il est important que je revienne à Kyoto. »
En mars 1980, Kyoto, encore. Il vient tourner une publicité pour un shōchū de la marque Takara Shuzo. La vedette n’a eu qu’une exigence : qu’on lui réserve deux chambres au Tawaraya, un prestigieux ryōkan situé à deux pas de la mairie. Une pour lui, l’autre pour Corinne Schwab, son assistante personnelle, celle qui gère l’intendance, et tout le cirque autour. Le tournage a lieu au Shōdenji, un petit temple caché au nord de la ville. La suggestion vient de Bowie lui-même, qui adore son jardin, trois groupes de buis d’azalées répartis en shichi go san (7-5-3) sur une terrasse de kaolin soigneusement ratissée [ardin aménagé par le célèbre Kobori Enshû, puis restauré par le paysagiste Mirei Shigemori]. Le film publicitaire le montre assis au milieu, en chemise de satin, l’air absorbé, un verre à la main. C’est kitsch, mais Bowie s’en moque : il voue un culte aux temples et à leurs jardins. Le Japon l’aide à comprendre ce qui l’aimante depuis longtemps vers le bouddhisme. À Kyoto, on le croise dans les allées du Tōji, devant les karesansui, les jardins secs les plus fameux de la ville. On lui prête même une amitié avec un moine du Daitokuji, où il médite régulièrement.
Pour prendre l’air, Bowie loue une voiture, et téléphone au photographe Masayoshi Sukita. Leur amitié remonte à la tournée de 1973, photographiée par Masa, comme en 1977 la célèbre couverture de Heroes. Cette fois, Bowie lui propose de l’immortaliser dans Kyoto, une ville importante pour lui : il s’y sent heureux, anonyme, et libre – comme à Berlin, où il a vécu entre 1976 et 1978. Il conduit Masa vers ses bonnes adresses : la galerie commerçante Furukawa et le quartier de Higashiyama ; les boutiques de calligraphie derrière l’hôtel de ville ; les ruelles de Gion. Bowie a ses habitudes dans les bars de Kawaramachi, au Lollipop et au Zappa. Sa table réservée au 2e étage du Kawamichiya, où il avale son plat favori, le tenzaru, tempura et nouilles soba fraîches. Il rentre à pied vers le Tawaraya, son auberge préférée. Ici, Bowie n’est pas un touriste : c’est un habitué.
Masa et David sont proches. Les deux compères ont le même âge, et parlent le même langage. Bowie s’épanche sur Kyoto, raconte qu’il va parfois danser au Jittoku, une brasserie reconvertie en club. Mais c’est la scène tokyoïte qu’il préfère, et ces groupes de new wave que Masa lui a fait découvrir, comme P-Model ou Sandii and the Sunsetz. À la fin du mois de mars 1980, il fait un saut à Tokyo pour déjeuner à Roppongi avec sa vieille copine Yakko, et danser dans sa boîte favorite, le Pithecanthropus Erectus. Bowie aime aussi la musique traditionnelle, le son du koto. Il en joue sur une chanson de 1977 produite par Brian Eno, « Moss Garden » : une mélodie comme
« un avion survolant le jardin Saihōji à Kyoto. J’aime cet équilibre au Japon, le balancement des stimuli. Tout y est ancien, et en même temps tout y est nouveau »
[ Lors d’une interview avec R. Sakamoto pour le New Music Magazine, février 1979]. Il compose aussi une ode synthétique à l’archipel – « Crystal Japan », utilisée comme bande-son de la publicité – et s’entraîne même à chanter en japonais pour un titre de Scarry Monsters, l’album qu’il prépare au printemps 1980… avant de préférer la voix de Michi Hirota.
Au tournant des années 1980, non seulement sa musique, mais Bowie tout entier, sont imprégnés de Japon. « Sous influence japonaise », comme il le dit. Celle de Kyoto en particulier, où la liberté et l’émotion qu’il éprouve, le transforment. Bowie fait alors une promesse : y donner bientôt un premier concert. En 1983, la tournée Serious Moonlight Tour fait un crochet par une petite salle de 8000 places, le gymnase préfectoral de Kyoto. Bowie l’a imposé. En arrivant sur scène, golden boy blond platine, il prend le micro pour hurler : « Minnasan, Ookini ! » [ « Merci tout
le monde ! », prononcé dans le patois de Kyoto].
1992 – David et David
« La connexion entre Bowie et Kyoto était si profonde et intime, qu’elle est devenue une légende urbaine »
, raconte Yasushi Matsuka, une vieille connaissance. Dans les années 1990, la rumeur enfle : Bowie habiterait un manoir oriental baptisé Maison David ; on l’aurait vu en ville, grimé, pour éviter les fans. Certains traînent dans ses spots favoris, avec l’espoir de l’apercevoir. Bowie vit en réalité entre Lausanne et l’île Moustique (Caraïbes). Mais il n’a pas déserté Kyoto. Pour sa lune de miel, en juillet 1992, il tient à partager avec sa nouvelle épouse, Iman, ce jardin secret japonais.
« Ils sont restés environ une semaine. Je les retrouvais le matin, et les promenais en Cadillac dans Kyoto. On a passé du temps au Gion Matsuri [Principal festival de Kyoto, avec processions de chars autour du quartier de Gion, chaque année en juillet depuis 869 ], Bowie y tenait beaucoup. » Yasushi Matsuka leur sert alors de guide. Il les conduit aux temples préférés de Bowie, chez ses antiquaires, à une cérémonie du thé, les ramène à l’hôtel, le Tawaraya bien sûr. Bowie filme l’idylle avec une petite caméra. « Guider leur voyage de noces fut pour moi une expérience précieuse, inoubliable. Un véritable trésor. » Mais en se souvenant de ce séjour [Propos recueillis lors de plusieurs entretiens, en octobre 2021], M. Matsuka lève le voile sur un mystère qui a longtemps entouré la vie japonaise de David Bowie.
« Dès leur arrivée, je les ai emmenés à la maison de Kujoyama. En fait, Bowie est longtemps venu en cachette dans cette maison. C’est là que je l’ai rencontré, en 1991, mais il la connaissait depuis longtemps. » La luxueuse villa, installée sur les hauteurs de Kujoyama, à l’est de Kyoto, appartient à un intellectuel et collectionneur américain, David Kidd [1926-1996. Écrivain, professeur, il enseigne à Pékin, s’installe à Kobe (1956) puis à Kyoto (1976) où il fonde un séminaire dédié aux arts japonais]. Ce spécialiste en arts asiatiques y tient salon pour des artistes et écrivains, japonais ou étrangers. Bowie en fait partie. Il est, chez son ami David, reçu en VIP.
Kidd et Bowie. Cette relation, longtemps gardée secrète, est le pivot, et la part d’ombre, des nombreux voyages de Bowie au Japon. Comment se sont-ils rencontrés ? « Bowie avait adoré le roman de Kidd, Peking Story [All the Emperor’s Horses (1960) paraît en épisodes dans le New Yorker avant d’être réédité sous le titre Peking Story (1988). Il apparaît sur la liste des « 100 meilleurs ouvrages lus par David Bowie »], et il est venu à Kyoto pour lui parler », explique Yasushi Matsuka. D’autres disent que le compositeur Stomu Yamashta les a présentés, ou bien était-ce cette bonne vieille Yakko ? Mais nul ne sait quand. Ce qui est certain, c’est qu’au milieu des années 1970, Bowie devient un habitué de la Maison David et, qu’à chacun de ses voyages, il rendra visite à son cher ami. « D’où la rumeur : il la visitait si souvent qu’on a cru que la maison de David Kidd était celle de David Bowie… »
Bowie n’a jamais voulu parler de cette amitié, mais un album de photos intimes la raconte, que M. Matsuka conserve précieusement. On les voit discutant, riant, entourés d’actrices ou d’antiquaires, toujours très proches, dans une relation faite de respect intellectuel et de séduction. Les deux David ont en commun le dandysme, un goût immodéré pour les cigarettes, une fascination pour le bouddhisme… Et bien d’autres choses encore, se souvient M. Matsuka. « Leurs discussions étaient interminables, sur l’art japonais, le shinto, les relations entre l’Orient et l’Occident… Il y avait entre eux une atmosphère unique, un espace auquel personne d’autre n’avait accès. » David Kidd fut pour Bowie un maître, autant qu’une âme sœur ; et au Japon, son ami le plus secret, mais aussi le plus cher : une raison d’y revenir.